Citations de Daniel Bensaïd

«Etre communiste,  c’est encore la façon la plus claire de déclarer une opposition irréductible à l’ordre marchand comme à l’ordre bureaucratique.
In Penser Agir (2008) p. 40

«Dans l’ordre de l’engagement, la seule question qui vaille d’être posée est de savoir si l’ordre établi est humainement tolérable ou s’il est nécessaire de le changer. ''Même si tu n’es pas sûr d’y parvenir, agis en sorte que le nécessaire devienne possible'', telle pourrait être la maxime laïque de la politique révolutionnaire.».
id. (2008) p. 53

« D’ailleurs, lorsqu’on s’interroge sur l’actualité de la lutte des classes, on met essentiellement en doute l’existence du « prolétariat » ou d’une classe ouvrière. On ne semble guère se demander, en revanche, si la bourgeoisie a disparu !».
Id. (2008) p. 61

« Les révolutions ne sont pas réglées sur l’harmonie. Leur figure n’est pas la concordance, mais la discordance des temps. Intempestives, elles viennent toujours trop tôt et trop tard. ».
Id. (2008)  p.75

« C’est le propre d’un évènement : les conséquences ne sont jamais déterminables à l’avance ! ».
Tout est encore possible (2010) p .19

 « …la politique n’est pas la traduction d’un récit historique écrit à l’avance, elle est un moment de décision entre différentes possibilités présentes dans une situation donnée.».
Tout est encore possible (2010) p.48-49

« La ''révolution permanente'' rassemble en une seule formule algébrique trois registres temporels : celui du passage brusque de la révolution démocratique à la révolution sociale ; celui du passage prolongé de la révolution politique (changement du pouvoir) à la révolution culturelle (transformation des mœurs) ; celui du passage de la révolution nationale à la révolution mondiale.».
Le pari mélancolique (1997) p. 73

 « Dans la crise révolutionnaire, plusieurs temps se mêlent et se combinent (..).  L’art du mot d’ordre est un art de la conjoncture. Telle consigne, valable hier, ne l’est plus aujourd’hui, mais le redeviendra demain(…). Mais qu’en est-il au juste de la crise ?  Lénine n’en donne pas une définition précise. Il énumère plutôt ses conditions algébriques générales : quand  ceux d’en haut ne peuvent plus …; quand ceux d’en bas ne veulent plus… ; quand ceux du milieu hésitent et peuvent basculer.. . Les  trois conditions sont indissociables et combinées. Il s’agit alors, non d’un mouvement social qui s’approfondit, mais spécifiquement d’une crise de la domination, une crise d’ensemble des rapports  sociaux…».
Le pari mélancolique (1997) p.78-79    

« La politique…  conserve une fonction d’orientation dans un jeu de possibles actualisables. Elle a pour tâche d’inventer un futur sans fin prédéterminée, '' à portée de présent''
Le pari mélancolique (1997) p.130

« Quand il faut, ni trop tôt ni trop tard. Dans la justesse de l’instant. ».
Le pari mélancolique (1997) p.164

 «Les lendemains, chantants ou non, ne sont pas prévisibles avec exactitude, mais les tendances du présent déchiré, lacéré de contradictions et blessé de sourdes menaces, ne sont pas pour autant inintelligibles et indéchiffrables. Renoncer aux prédictions hasardeuses n’annule pas l’impératif de changer l’ordre existant. Là où persiste le conflit, demeure aussi le choix, la décision, le risque raisonné entre plusieurs issues, et l’obligation inéluctable d’agir. ».
Le pari mélancolique (1997) p.296

« Pour avancer, il faut savoir repartir en arrière. Reculer pour mieux sauter. Remettre le passé en jeu.(…). Contre l’histoire toute faite, ''faite d’avance'', délivrer le ''se faisant'' du ''tout fait'' (…), la révolution est alors un ''pur présent  sans mélange'', qui se tourne vers le passé pout y déchiffrer  les présages du possible. ».
Une lente impatience (2004) p.406-407

« Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force aveugle des choses. (…). C’est pourquoi le monde reste à changer (..) ».
Id. (2004) p.445


« L’art de la décision, du moment propice, de la bifurcation ouverte à l’espérance, est un art stratégique du possible. Non le rêve d’une possibilité abstraite, où tout ce qui n’est pas impossible serait possible, mais l’art d’une possibilité déterminée par la situation concrète : chaque situation étant singulière, l’instant de la décision est toujours relatif à cette situation, ajusté au but à atteindre. (…) la raison stratégique est l’art de la réponse appropriée. Elle ne domine pas la situation. Elle ne la survole pas. Elle ne la surplombe pas. Elle s’y enracine pour remettre en jeu les règles et les normes établies.».
Les irréductibles  théorèmes de la résistance à l’air du temps (2001) p.20

« Entre lutte sociale et lutte politique, il n’y a ni muraille de Chine ni cloison étanche. La politique surgit et s’invente dans le social, dans l’énoncé de droits nouveaux qui transforment les victimes en sujets actifs. »
Les irréductibles  théorèmes de la résistance à l’air du temps (2001) p.23

« La dialectique de l’émancipation n’est pas une marche inéluctable vers une fin assurée : les aspirations et les attentes populaires sont diverse, contradictoires, écartelées souvent entre une exigence de liberté et une demande de sécurité. La fonction spécifique de la politique consiste à les articuler et à les conjuguer à travers un devenir historique dont la fin demeure incertaine. ».
Les irréductibles théorèmes de la résistance à l’air du temps (2001) p.24

 « Les classes (sociales) s’auto-produisent, suivant un procès de cristallisation d’intérêts collectifs, d’une conscience de ces intérêts et d’un langage pour les dire. Elles se situent au point de rencontre entre un concept théorique et une énonciation née de la route. Le sentiment d’appartenance de classe résulte d’un travail politique et symbolique autant que d’une détermination sociologique. ».
Les irréductibles théorèmes de la résistance à l’air du temps (2001) p.32

« La politique n’est ni une compétence particulière ni une science exacte. (…) Elle n’obéit pas à une vérité autoritaire sans contradicteurs. ».
Les irréductibles théorèmes de la résistance à l’air du temps (2001) p.102 et 103

« Les portes d’une histoire ouverte battent sur des lendemains en friche. ».
La discordance des temps (1995) p.273

« Il faut à l’évènement ce mélange d’enthousiasme et d’effroi qui atteste une profonde blessure du temps, d’où s’envole soudain, dans l’éphémère de l’instant, le prodige d’une pensée nouvelle. ».
La discordance des temps (1995) p.279

« Tu n’as donc jamais remarqué qu’il faut le lire d’une traite, comme un polar à suspens ? Car c’est un polar. Dès le premier chapitre un crime et un vol ont été commis : on a volé la plus-value. On l’a cachée dans la marchandise. Il faut revenir sur le lieu du crime, fouiller les bas-fonds et les sous-sols de la production, y relever des indices. Ensuite, suivre les traces du butin, qui circule, comme une valise bourrée de dollars, comme une malle au trésor, qui se métamorphose, passe de main en main, revient à la case départ, soulève des querelles de partage entre marchands, industriels et financiers, qui  tournent à la crise, à la rixe et au règlement de comptes… ».      
  «le » désigne le Capital  de K. Marx.
Moi, la Révolution (1989) p.40
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LETTRES ET Révolutions

De Sophie Oudin-Bensaïd

Porto Alegre. Une nuit d’octobre 1984. Dans l’appartement d’un ancien nazi qu’il poursuivait, Celso, cerné, gît dans son sang. Suicidé ou abattu par la police ? En tentant de savoir, Flavia Castro retrace le parcours de son père, militant révolutionnaire : Brésil, Argentine, Chili, la lutte armée, la clandestinité, le spectre de la torture et la mort qui rôdent, l’exil à Paris puis au Venezuela, jusqu’au retour, et ses petits matins au goût amer…
Documents d’archives et lettres de Celso ; témoignages de ses camarades et des siens – dont des femmes ô combien épatantes ; souvenirs d’enfance de Flavia, embarquée dans cette aventure avec son petit frère, où elle jouait « aux réunions plutôt qu’à la marchande » ; rires des retrouvailles les années écoulées, et moments où l’on songe : toute une histoire, si loin, si proche.
On connaissait déjà Flavia Castro par le remarquable Che : Journal de Bolivie (Fipa d’or 1994), où elle était l’assistante-réalisatrice de Richard Dindo. Primé aux festivals de Biarritz, de Rio de Janeiro, de Punta del Este, entre autres, le film qu’elle signe aujourd’hui est passé le mois dernier à Buenos Aires devant des salles combles émues aux larmes, où toute une jeune génération était présente aussi.
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Mai 2011, Comment ça va avec les révolutions ?


Pour Daniel Bensaïd, les révolutions sont « l’irruption du possible ». Elles sont aussi l’invention du possible…

Ainsi la révolution tunisienne, l’égyptienne : processus permanents, en grande partie spontanés, obstinés, courageux, combinant revendications démocratiques et revendications sociales, conscients des affrontements décisifs pour le pouvoir.

Ceux qui refusent de laisser la place, déchaînent la violence. Contre-révolution qui, en Libye (et ailleurs) va jusqu’à la guerre contre le peuple. Les gendarmes du monde impérialiste interviennent, craignant de perdre le contrôle.

L’« actualité de la révolution », en partie défaite par la domination mondiale du néolibéralisme, n’a pas été invalidée : déjà, le réveil de l’Amérique Latine avait fortement secoué l’Empire…
Elle retrouve une nouvelle jeunesse, figeant les ricanements des cyniques qui se moquaient des nostalgiques du grand soir ou du petit matin, du pouvoir de la rue ou de la prise du palais d’hiver …
 
On croit connaître l’histoire… Pourtant, il faut dégager des tentatives révolutionnaires passées ce que Daniel Bensaïd appelle : « l’actuel encore actuel », ce qui reste contemporain. La Commune de Paris, la révolution espagnole, Mai 68 – terribles et passionnants - éclairent le présent et le présent, à son tour, les éclaire.

Ce mois de mai 2011, ici et là, relance la perspective d’une transformation sociale et « socialiste », seule alternative possible au capitalisme sénile embourbé dans sa crise.

Quelle image pourrait symboliser tout cela ? Celle d’une nouvelle flottille que la mer porterait vers Gaza…

« Le Bar des Amis »
Daniel Bensaïd, disparu il y a maintenant un an et demi, est un enfant du pays. Né à Toulouse, il a grandi dans le quartier St Agne : certains se souviennent du « Bar des Amis » que tenaient ses parents.  Il est parti à Paris en 1966 pour continuer ses études mais surtout, on ne le saura que plus tard, pour préparer Mai 68…

Le Mai Daniel Bensaïd
C’est le nom choisi pour l’association qui s’est créée à Toulouse, à l’initiative du NPA31. Il ne s’agit pas seulement de conserver ou de commémorer le parcours et les textes de Daniel, mais de faire vivre sa réflexion politique en « association  ouverte » avec toutes celles et tous ceux qui ne baissent pas les bras devant la dureté du monde capitaliste et cherchent, à leur façon, à en finir avec lui. L’adhésion à l’association est possible pendant nos soirées.
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«La Politique comme art stratégique» Par Velveth

Hannah Arendt s'inquiétait que la politique puisse disparaître complètement du monde. Les désastres du siècle étaient tels que la question de savoir si « la politique a finalement encore un sens » devenait inévitable.

Les enjeux de ces craintes étaient déjà éminemment pratiques : « Le non-sens auquel la politique tout entière est parvenue est attestée par l'impasse dans laquelle les questions politiques particulières se précipitent. » Pour elle, le totalitarisme était la forme de cette disparition redoutée. Nous avons aujourd'hui affaire à une autre figure du péril : le totalitarisme à visage humain du despotisme de marché. La politique s'y trouve laminée entre l'ordre naturalisé des marchés financiers et les prescriptions moralisantes du capital ventriloque. Fin de la politique et fin de l'histoire coïncident alors dans l'infernale répétition de l'éternité marchande. L'idée d'une autre société est devenue presque impossible à penser, et d'ailleurs personne n'avance sur le sujet dans le monde d'aujourd'hui. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons.

Daniel Bensaïd, disparu voici un an

Le philosophe Daniel Bensaïd, récemment disparu, tente ici de répondre à cette désespérance en portant son attention aux débats du mouvement altermondialiste, en interrogeant Marx, Lénine et les années 1970, notamment en Europe du Sud et en Amérique latine. Dans ce recueil de textes; il s'agit tout à la fois de souligner des continuités et des ruptures, afin de donner de la profondeur théorique et historique aux controverses actuelles. Pour Daniel Bensaïd une politique de l'opprimé ne pouvait contourner les questions stratégiques, mais devait, au contraire les mettre au centre.

Editions Syllepse, collection « mille Marxismes », parution en février 2011
Antoine Artous, qui préface le livre, a notamment publié « Démocratie, citoyenneté, émancipation » (Syllepse, 2010).





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Soirée La résistance à l'air du temps

« Le Bar des Amis » 

Daniel Bensaïd, disparu il y a maintenant un an, est un enfant du pays. Né à Toulouse, il a grandi dans le quartier St Agne : certains se souviennent du « Bar des Amis » que tenaient ses parents.

Il est parti à Paris en 1966 pour continuer ses études mais surtout, on ne le saura que plus tard, pour préparer Mai 68…

Le Mai Daniel Bensaïd 

C’est le nom choisi pour l’association qui s’est créée à Toulouse, à l’initiative du NPA31.
Il ne s’agit pas seulement de conserver ou de commémorer le parcours et les textes de Daniel, mais de faire vivre sa réflexion politique en « association ouverte » avec toutes celles et tous ceux qui ne baissent pas les bras devant la dureté du monde capitaliste et cherchent, à leur façon, à en finir avec lui.

De l’air du temps à la résistance 


L’air du temps est pollué par le triomphe mondial du libéralisme dont les chiens de garde prêchent la fin de l’histoire : pour eux, la révolution est une utopie définitive, et toute perspective de changement, une terreur programmée.
Pourtant, le système est en crise et sans solution. Paradoxe mortifère : pour contenir la misère et les inégalités croissantes qu’elle engendre, la mondialisation libérale, du Mexique à la Palestine, construit ses murs de la honte, points névralgiques d’une insupportable domination. Les tensions s’accumulent.
Dans cette « discordance des temps », les reculs imposés au camp de l’alternative encouragent les désorientations, les régressions identitaires, les replis électoralistes.
Pour notre part, nous proposons, plus que jamais, d’actualiser le mode d’emploi de « l’intempestif » : c’est ainsi que Daniel caractérisait Marx…

Et pourtant, ça lutte de classe ! 

Une fois de plus, l’inspiration vient des luttes, de leur brûlante actualité : mouvement général pour les retraites, luttes locales, ripostes européennes aux plans de rigueur, processus de révolte en Algérie et de transformation politique en Tunisie, pour ne signaler que les plus récentes.

L’analyse critique du présent doit nous permettre d’identifier en commun les points d’ancrage
qui rendront possible un autre monde !
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La philosophie de Daniel Bensaïd : la question du temps par Philippe Pignarre

Dans leur rapport avec Daniel Bensaïd, plusieurs générations de militants vont devoir se poser une question difficile : comment hériter d'une manière fructueuse, heureuse, d'une œuvre qui, comme toutes les œuvres, ne peut pas vivre d'elle-même mais a besoin d'être cultivée.
Hériter n'est pas facile, cela ne va jamais de soi. Quelles ressources sont nécessaires ? Que transmettre ? Comment faire vivre ? Comment continuer sans répéter ou ânonner ? Hériter, ce n'est pas commémorer rituellement. C'est faire vivre de manière active. C'est donc prendre le risque d'apporter quelque chose de différent, en plus, et s’exposer à être violemment mis en cause par les thuriféraires.

Il faut ajouter une difficulté supplémentaire. Beaucoup de livres écrits par Daniel n'ont pas été lus par les militants. Ils ne connaissent généralement de lui que ses interventions orales dans diverses circonstances publiques, ou ses articles. Certains des livres de Daniel n'ont même pas fait l'objet d'une recension dans la presse de la LCR. Daniel n’est pas seulement celui qui a infatigablement défendu la construction de partis ou courants révolutionnaires, de Paris à Sao Paulo en passant par Madrid, il est aussi un philosophe. Ses livres philosophiques ont une «étrangeté» qui peut être décourageante par rapport à ce que lisent et attendent les militants, même s’ils sont souvent écrits de manière simple. C'est pourtant cette étrangeté qui m'intéresse, sur laquelle je voudrais insister et à laquelle je voudrais proposer une sorte d'introduction.

Quels concepts nous propose-t-il dans son travail de philosophe ? La philosophie n'est rien si elle n'est pas créative. Je crois qu'il est temps de prendre Daniel au sérieux comme philosophe même si ce dernier a toujours été prudent dans son auto-définition comme philosophe. Il préférait parfois parler de son travail comme d'un travail littéraire ou d’une «philosophie populaire».

Pourquoi ai-je choisi la question du temps ?
C'est en tout premier lieu une question qui ne fait pas l'objet de toute l'attention qui serait nécessaire dans la tradition politique qui était celle de Daniel (et qui est aussi la mienne). Ainsi, on emploie dans toutes les analyses politiques une notion comme celle de «période», sans trop de précautions, et elle permet souvent de s'auto-justifier à peu de frais: c’est toujours la faute de la période!

Rappelons aussi que la question du temps parcourt tout le marxisme : le temps de travail. La loi de la valeur est articulée au temps. Mais ce n'est pas sur cet aspect-là des choses que je voudrais insister. J'entends laisser de côté, au moins provisoirement, ce que l'on pourrait appeler le «Marx de Bensaïd».

La question du temps traverse de manière originale toute l'œuvre de Daniel depuis une contribution politique de 1972 (dans le Bulletin intérieur de la Ligue communiste n°30) jusqu'à ses derniers textes.

C'est aussi une question essentielle en philosophie. Gilles Deleuze écrivait : «Si l'on considère l'histoire de la pensée, on constate que le temps a toujours été la mise en crise de la notion de vérité
3.» On peut distinguer les philosophies entre celles de la vérité, des vérités éternelles et celles du temps. Ainsi Alain Badiou (avec Kant, Bachelard, Lacan) est du côté de la vérité. Ce n'est pas le cas de Daniel.

Évidemment, chez lui la question du temps s'entrechoque avec celle de révolution. Nous y reviendrons.

Je voudrais commencer avec une citation de Charles Péguy, un auteur que Daniel lit, relit et commente sans cesse : «Par ce nouvel exemple nous avons reconnu ce que c’était, une révolution, j’entends une révolution véritable, réelle, fonctionnant, opérant dans la réalité même et non point seulement agrémentée dans les imaginations des révolutionnaires professionnels, une révolution réelle et sérieuse et véritablement digne de ce nom. D’abord nous avons connu, et une fois de plus nous avons reconnu que les révolutions, je dis les véritables révolutions, sont instantanées4

Qu’est-ce que Péguy voulait bien dire par là? Pour répondre, il nous faut faire un détour, et d’abord dire quelques mots sur Charles Péguy tant il est surprenant de le trouver si souvent évoqué par Daniel alors qu’il ne fait pas du tout partie du panthéon des marxistes et encore moins de celui des trotskystes5.

Péguy est un libre penseur, socialiste, dreyfusard. Il fait de l’affaire Dreyfus ce qu’il appelle une «mystique». Et il se battra contre sa dégénérescence en politique. On a parfois du mal à comprendre ce que Péguy entend par «mystique». Il me semble que Jean Bastaire résume bien la chose: «Loin d'être contre la politique, Péguy est contre son affaiblissement, son aliénation [...]. Aux yeux de Péguy, la politique ainsi dénoncée est nécessairement corruption, mensonge, cynisme, car elle ne procède d'aucune foi ni n'engendre aucun dévouement. [...] A l'inverse, la mystique est le monde de ceux qui s'engagent vraiment. [...] Seuls les mystiques touchent à la racine et par leur élan bouleversent l'histoire6

Je crois que c’est peut-être – et le lecteur va être surpris! – sur cette question de la mystique que Daniel est finalement le plus proche de Péguy. Pour ce dernier une mystique s’enracine dans un événement qui est suffisamment important pour bouleverser les anciennes mystiques. C’est ce qu’a provoqué l’affaire Dreyfus. Cet événement a, dit Péguy, bouleversé la mystique juive, la mystique chrétienne et la mystique française. Le temps n’est pas uniforme, ce n’est pas celui du progrès: c’est celui du surgissement imprévu d’un événement qui redistribue les manières de se définir dans le monde. Quand Péguy dit que la politique est la suite inévitable de la mystique, il nous parle de tous ceux qui n’existeraient pas sans l’événement fondateur, qui l’exploitent, qui en bénéficient, alors que sur le fond ils le trahissent. Mitterrand n’aurait pas gagné l’élection de 1981 sans Mai 1968, mais qu’a-t-il à voir avec l’événement Mai 68? Les staliniens viennent à la suite de la révolution d’octobre 1917 mais ils en sont la trahison absolue. On peut dire, pour parler comme Péguy, qu’il y a une mystique de Mai 68, ou de la révolution d’octobre et qu’il y a, du même coup, un combat nécessaire contre ceux qui en représentent la dégénérescence et qui surviennent toujours à un moment ou à un autre. Les fidélités de Daniel sont de cet ordre là. Aujourd’hui, on les dira «politiques», mais on sait bien qu’elles sont un peu plus que cela.

Péguy est aussi un chrétien, un catholique que l’on pourrait dire «matérialiste». Il est fasciné par le type d’embranchement «du spirituel dans le temporel» que propose le catholicisme. Dans le même temps, il se bat contre les curés, contre une église qui est au service des riches. En lisant sa longue pièce de théâtre Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, on comprend que c’est le catholicisme comme religion charnelle, matérielle, de l’incarnation – ce qui la différentie totalement du judaïsme ou de l’islam – qui importe pour lui. C’est la seule religion ou Dieu devient un homme, ou on communie chaque dimanche et où le christ est réellement présent (et non pas symboliquement) ou, la bonne nouvelle est que «le Christ est ressuscité» a donc retrouvé un corps.

Péguy est, enfin, un «vaincu». Le «monde moderne», le «parti des intellectuels» sont l’objet de toutes ses haines. Et l’exploitation politique du dreyfusisme (sa «décomposition») par Jaurès, allié aux radicaux-socialistes anticléricaux, le révolte. Pour lui, il n’y a aucune raison de se réjouir de la déchristianisation car elle est simultanément une «dérépublicanisation».
Péguy appellera de tous ses vœux la guerre contre l’Allemagne. Il s’engage dès 1914 et meurt au front à la fin du mois d’août 1914, un mois après l'assassinat de Jaurès auquel on peut dire qu'il avait appelé.
Il est l’auteur d’une gigantesque œuvre en prose et en vers7, de textes philosophiques, poétiques écrits dans un style inimitable. Romain Rolland, qui fut son compagnon de route, parle de «ses grands morceaux épiques, avec ses énumérations homériques et cette accumulation de petits flots répétés, pressés, s’entrepoussant à l’assaut, et tous ensemble finissant par former d’amples nappes fluviales8». Lire Péguy c’est faire une expérience sans équivalent dans la littérature française.
Péguy occupe une place considérable dans le travail philosophique de Daniel. Depuis son livre sur Jeanne d’Arc9 jusqu’à l’un de ses derniers textes10, il le côtoie en permanence. Pourquoi?
Je voudrais faire l’hypothèse d’une tension dans l’œuvre de Daniel entre son activisme politique (activisme est pris au sens noble) qui est intriqué avec la tradition trotskiste et son travail philosophique qui cherche des ressources pour penser ce qui nous est arrivé, ce qui nous arrive. Ces ressources, il ne les a pas toutes prêtes sous la main. Il va les chercher chez des auteurs «étrangers» comme Pascal, Blanqui, Péguy, Benjamin. Je parle de tension et non pas de contradiction, car il n’y a rien à «dépasser», pas d’unité supérieure en laquelle rêver.

Daniel écrit la partie la plus importante de son œuvre (celle qui mérite le nom de philosophique) après la chute du Mur. La disparition de l’URSS marque la fin d’une certaine interdiction de penser ou, tout au moins, de certaines limites à la pensée, chez ceux qui se réclament du marxisme révolutionnaire. Le poids de l’URSS et le stalinisme les ont obligés pendant de longues années à être inattaquables sur leur «léninisme», leur «bolchevisme». Il ne fallait laisser aucun angle d’attaque possible aux staliniens qui se disaient les héritiers de Lénine et de la révolution alors qu’ils en étaient les fossoyeurs11. Mais s'il fallait s'arc-bouter contre le stalinisme il fallait prendre garde à ce que l'arc-boutant ne tombe pas avec lui. La chute du Mur a donc un effet libérateur qu'il faut bien gérer et la tâche est extrêmement difficile. Daniel va être celui qui ira le plus loin dans l’exploitation de cette liberté retrouvée.
Il est hanté par plusieurs questions qui vont se nourrir l’une l’autre, se faire écho:
– Comment l’histoire se déroule-t-elle?

– Faut-il désespérer de ce qui est une double défaite (celle qu’a été le stalinisme, puis celle de son renversement qui s’est fait sans remémoration des promesses d’octobre 1917, le stalinisme s’effondrant sur lui-même sans révolution politique)? Toujours dans un texte sur Péguy, Daniel écrit: «Ce qui est fort, ce n’est pas de se brouiller avec la moitié du monde. C’est même la moindre des choses. Ce qui est fort, c’est d’oser, s’il le faut, rompre aussi avec la deuxième moitié12

– Quelle mémoire et remémoration avoir de ce qui s’est passé depuis 1917 en URSS?

– Qu’est-ce que ça veut dire être «vaincus», «perdants»? Est-ce le signe que l’on avait tort? Que l’on s’est trompé sur le «sens de l’histoire»13?

Daniel publie son premier livre philosophiquement important en 1990. C’est un livre sur Walter Benjamin14. Il me semble que ce livre est écrit pour repousser quatre démons présents dans une grande partie des écrits se réclamant du marxisme.


1. L’idée qu’il y a des «lois de l’histoire».
2. L’idée de «progrès» (et son corollaire, la notion de coupure épistémologique dans le domaine des savoirs – séparant le passé «idéologique» du présent «scientifique» – en particulier telle que Louis Althusser a essayé de l’appliquer au sein même de l’œuvre de Marx).
3. La notion d’utopie à laquelle il opposera constamment, à partir de ce livre, celle de «messianisme sécularisé». Il appelle à être attentif à «une sentinelle prête à discerner l’irruption du possible».
4. Le «on l’avait bien dit». Attention à ce que chaque défaite ne soit pas vécue comme une confirmation réconfortante, les défaites venant alors fortifier un révolutionnaire toujours en position héroïque.
La pensée de Daniel se fabrique en tentant de trouver des parades contre ces quatre démons. Elle est parallèle à ce qui est un cri – et doit seulement être pris comme un cri (et non pas un programme ni même une promesse de programme) –qui va définir les débuts de l’altermondialisme avec la manifestation de Seattle: «Un autre monde est possible.» Sa vocation est de rouvrir le champ des possibles, de mettre en crise la notion d’inéluctabilité, de redonner confiance. Cela, là aussi, ne va jamais de soi. On peut ici reprendre la belle formule de François Zourabichvili dans un commentaire sur Gilles Deleuze: «Le possible on ne l’a pas d’avance, ce qui est possible, c’est de créer du possible15
Il ne faut donc pas céder à la tentation de croire qu’il existerait une histoire qu’il n’y aurait qu’à prolonger dans le futur, linéairement, soit dans la théorie soit dans la vie même. Daniel en parle très joliment, en référence à Péguy. C’est ce qu’il appelle «l’histoire raisonneuse prête à tous les raisonnements et à toutes les justifications16».
Il cherche des mots pour s’opposer à l’utopie: il va choisir celui d’espérance. Il ne le trouve par chez Ernst Bloch comme on pourrait le penser mais, encore une fois, chez Péguy. Des trois vertus théologales (la foi, la charité, l’espérance) Péguy répète dans un long poème que c’est l’espérance qui est importante. Dieu lui-même est dépendant de l’espérance: il perd donc sa toute puissance au profit des hommes dont il dépend du point de vue de l’espérance. Il nous semble important de faire raisonner ce mot avec celui de confiance et de ne pas en faire une notion trop abstraite qui se distinguerait alors mal de l’utopie. L’espérance doit rester la «petite fille» que fête Péguy:
«La petite espérance s'avance entre ses deux grandes sœurs, et on ne prend seulement pas garde à elle. Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses deux sœurs, la petite espérance s'avance.
C'est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la foi ne voit que ce qui est,
Et elle, elle voit ce qui sera17
Comment Daniel va-t-il utiliser ce qu’il a appris, ce qu’il a fabriqué? Je voudrais prendre un exemple dans un cas qui est un classique pour les trotskistes. Daniel va revenir – avec ses préoccupations sur le temps –, sur la révolution d’octobre 1917 en Russie. On sait que Trotski a proposé l’idée d’un temps bouleversé, celui de la révolution permanente. L’idée d’étapes n’a pas de sens. C’est une mauvaise projection du passé dans le futur. Mais des interprétations que l’on peut appeler normatives ont vite été données de la révolution permanente: ainsi les pays sous-développés ne pourraient pas accéder au développement capitaliste mais seraient condamnés à rester bloqués dans le sous-développement (leur bourgeoisie serait trop faible et trop soumise aux bourgeoisies impérialistes). On recréait une régularité là où la révolution permanente avait semé du désordre18.
On connaît les circonstances du rapprochement entre Lénine et Trotski à partir du mois de mars 1917. Lénine ne cesse alors d’appeler le parti bolchevique à se préparer à prendre le pouvoir car la situation est mûre mais il va rester longtemps minoritaire dans la direction du parti. Trotski – qui n’est encore membre d’aucun parti – est du même avis et il pense: Lénine reprend la théorie de la révolution permanente! Sauf que Lénine ne dira jamais cela et ce n’est certainement pas par pudeur ou par orgueil. On peut penser que la situation ne lui semble justement pas relever d’une «théorie», mais bien plutôt d’une «pragmatique de la révolution». Il ne cherche plus à réfuter la théorie de la révolution permanente, il fait comme si cette question était sans intérêt. Et ce sera toujours sa position.
Un texte récent de Daniel sur Lénine et la révolution d’octobre revient sur cette question et s’éloigne de l’orthodoxie trotskyste pour mieux nous faire comprendre la position de Lénine19. Daniel s’y montre plus «léninien» que «trotskien» (j’emploie ces formulations pour échapper à celles de «léniniste» et de «trotskiste» qui me semblent ici trop chargées). Il écrit: «Le temps homogène et vide du progrès mécanique, sans crises ni ruptures, est un temps impolitique. […] Le parti n’est plus, chez Lénine, le résultat d’une expérience cumulative, ni le modeste pédagogue chargé d’élever les prolétaires de l’obscure ignorance aux lumières de la raison. Il devient un opérateur stratégique, une sorte de boîte de vitesse et d’aiguilleur de la lutte des classes.» Lénine n’adopte pas le point de vue de Trotski mais il n’est plus non plus le Lénine qui écrivait Que faire?
Daniel introduit la notion de «temps kairétique». Le Kairos désigne chez les Grecs le temps de l’occasion opportune, le bon moment pour agir. Au Kairos s’oppose le Chronos, notion linéaire, temps physique. (C’est une jolie histoire: le kairos est un jeune éphèbe qui n’a qu’une touffe de cheveux. Quand il passe, soit on ne le voit pas, soit on le voit et on ne fait rien, soit au moment où il passe on le voit, on le saisit par la touffe et on l’arrête.)
Daniel a peut-être ici raté un philosophe qui me semble incontournable sur la question du temps: Bergson. C’est d’autant plus étonnant qu’il est de manière indéfectible, de ses premiers à ses derniers écrits, la grande référence de Péguy.
Romain Rolland a magnifiquement décrit cette situation, autour de l’année 1900, «quand les premiers coups de pioche fendirent le mur du déterminisme rationaliste, qui assurait l’ordre de la science et de la politique, on imagine (on aurait peine à imaginer) la violence du torrent subitement débordant […]. La première à le dénoncer – et bien avant que le rationalisme laïque daignât s’en occuper – ce fut l’Église. Du haut de sa muraille vaticane, l’éternel veilleur, le pape Léon, flairant tous les souffles de la nuit, le premier poussa le cri d’alarme […]: "Nous reprouvons, proclamait-il, ces doctrines qui ébranlent la base même du savoir humain."20». Il s’agit de «l’entrée en scène du Relativisme, dès la fin révolutionnaire du xviiie siècle». On sait que cela aboutit en 1914 à la mise à l’Index de Bergson, ce qui entraîna une vigoureuse défense du philosophe par Péguy. L’«illumination bergsonienne» s’oppose aux chapelles positivistes, au «scientisme de Taine et de Berthelot» et au «dogmatisme militant de l’École sociologique en France, dont le grand rival officiel de Bergson, Durkheim, était le pape. Le Bergsonisme n’avait rien à y voir. C’était tout au contraire en réaction contre cet âge optimiste de la raison triomphante et du progrès démocratique, issu de la première Révolution industrielle, que se produisirent le tremblement de terre des années 1900 et les irruptions de pensée qui bouleversèrent et incendièrent l’esprit du siècle commençant.» Bergson est «le magicien de la pensée autour de qui toutes les révoltes s’étaient groupées. […] Voilà ce que nous attendions! Ou plutôt, voilà ce que tous nous portions en nous, en grondant comme des esclaves révoltés. "Ce qu’on ne lui pardonne pas, a écrit Péguy de Bergson, c’est qu’il a rompu nos fers."21»
Péguy, écrit Romain Rolland, «mieux qu’aucun des Bergsoniens, a pénétré l’entière pensée du maître; et celui-ci l’a reconnu, par la suite: car Péguy était un métaphysicien de métier et de nature. […] L’essentiel pour un Péguy n’était pas tant l’édification d’un nouveau système de l’esprit que le grand souffle de libération qui soulevait la jeune équipe du Bergsonisme. Elle brisait toutes les entraves, qui pesaient depuis longtemps déjà sur lui, sans qu’il osât s’en dégager, les habitudes, les allégeance contractées, ces fidélités mortes avec quoi on reste lié comme un vivant avec un cadavre, cette peur de soi et d’être soi, toutes ces lâchetés et ces mensonges22
Pour lier «mémoire», «présent» et «devenir», Bergson invente la notion de durée. C’est une dilatation du présent qui permet de faire tenir ensemble des éléments de mémoire, le présent au sens restreint et le devenir. «Il s’agit d’un présent qui dure23
Daniel rate Bergson quand il règle son cas en quelque mots, écrivant qu’il est «incapable de lutter jusqu’au bout contre le fondement de l’abstraction temporelle. Bergson privatise et psychologise la durée, désocialise le temps24.» C’est la reprise de la vieille critique faite par Georges Politzer et dont Deleuze a montré l’inanité25.
Ce à quoi on porte «attention», individuellement ou collectivement, peut s’allonger ou se raccourcir. C’est un «choix», une «envie», un «effort», une «attention à la vie», dit Bergson. «Il en est du présent des individus comme de celui des nations.» Quels sont les événements qui intéressent la«politique du jour» et ceux qui «peuvent être négligés sans que les affaires s’en ressentent»? Il s’agit, dit-il, d’une question d’«intérêt pratique». Cela ressemble à une mélodie «qu’on perçoit indivisible26».
On pourrait dire, pour prendre un exemple, que les trotskystes ne vivaient pas dans la même durée que le peuple russe. Pour les trotskystes, la révolution de 1917 était toujours présente jusque dans la manière dont elle avait été trahie. Ce n’était plus le cas depuis longtemps pour les Russes (sans doute depuis la Seconde Guerre mondiale). La notion de durée vient donc compliquer ce que les marxistes appellent «période», sans être pour autant une notion «psychologique». Elle a l’avantage de lier ensemble ce qui est habituellement écartelé entre «subjectif» et «objectif».
Revenons, pour conclure, à la formule énigmatique de Péguy: la révolution relève de l’instantanéité. Daniel a fait dans les dernières années de sa vie une rencontre importante pour lui. Celle de Jacques Derrida. Certains ont été surpris qu’il accorde tant d’importance au petit coucou que ce dernier lui a adressé au moment où il sortait son livre sur Marx27. Y a-t-il vu un signe de reconnaissance philosophique alors qu’il avançait de manière relativement isolée? Il y a dans le Marx de Derrida des fulgurances dont on peut penser qu’elles sont quasi empruntées à Daniel. A propos de ce livre, Daniel écrira: «Toujours anachronique, inactuelle, intempestive, la révolution survient entre déjà plus et pas encore, jamais à point, jamais à temps. La ponctualité n’est pas son fort. Elle a le goût de l’impromptu et des surprises. Elle ne saurait, ce n’est pas son moindre paradoxe, advenir que si l’on ne l’attend pas, ou plus.»
Derrida parle, lui, d’une «attente sans horizon d’attente» ou de spectre. Les spectres viennent, reviennent, mais ne meurent pas. Ce qui renvoie à la formule de Shakespeare.«The time is out of joint.» (Le temps est hors de ses gonds). Daniel, lui, dira: la révolution est intempestive.
On pourrait, évidemment, poser maintenant une question à Daniel: est-ce que cela a alors encore un sens de parler de «stratégie révolutionnaire»? C’est-à-dire de juger tout ce qui se passe, toutes les propositions, en fonction de cet objectif qui, par définition, s’échappe dès que l’on croit pouvoir le saisir? Cette préoccupation pour la «stratégie» peut paraître étrange: à quoi sert-elle? Peut-être les révolutionnaires de la stratégie ressemble-t-ils aux juifs qui disent «l’année prochaine à Jérusalem» sans que cela les empêche de construire là où ils sont…
La figure de Daniel dont nous devons apprendre à hériter est donc celle du marrane, «catholique sans foi», «juif sans savoir», un «être fendu et déchiré», personnage qui revient comme un leitmotiv tout au long de son œuvre. Rappelons-nous alors que l’on ne choisit pas d’être marrane, c’est toujours le résultat d’une défaite. On est marrane parce qu’on est vaincu. «Marxiste sans sectarisme», «philosophe sans être d’aucune école », on peut penser que Daniel nous propose de lancer un pont entre deux rives: sur l’une il y a Marx, Lénine, Trotski, la tradition anticapitaliste, et sur l’autre des penseurs qui permettent d’échapper à toute école, comme Péguy.
Il faut toujours trouver les moyens pour rester créatif en philosophie comme dans les sciences, en art et en politique. Daniel était détesté par les sectaires. Cet article n’arrangera pas les choses. Les sectaires répètent toujours la même chose, pensant que c’est en les répétant qu’elles gagnent en crédibilité; ils croient que le monde est divisé entre ceux qui savent – eux – et ceux qu’il faut éduquer en répétant les mêmes mots d’ordre, les mêmes slogans, les mêmes banalités.
Concevoir la politique comme une création, c’est en faire une activité joyeuse. A ne pas oublier !
Philippe Pignarre, article publié dans Contretemps n°8 (janvier 2011). Pour s'abonner à la revue Contre temps : http://www.contretemps.eu/node/56
1 Exposé fait dans le cadre des séances de la Société Louise-Michel à l’université d’été du NPA 2010 (Port-Leucate).
2 Éditeur des Empêcheurs de penser en rond.
3Gilles Deleuze, L'Image-temps, Minuit, 1985, p. 170.
4Charles Péguy, Suite de Notre patrie (novembre 2005).
5Signalons le point de vue très positif d'Antonio Gramsci qui date de 1916 : «Nous relisons un livre que nous aimons beaucoup, Notre jeunesse de Charles Péguy, et nous nous enivrons de ce sens mystique et religieux du socialisme, de la justice, qui tout entier l'anime. Nous sentons en nous une vie nouvelle, une foi plus vibrante que d'habitude, et les misérables polémiques de petits politiciens lourdement matérialistes dans leurs motivations ont pour seul effet de nous rendre plus fiers.» Antonio Gramsci, «I movimenti e Coppoleto», cité par Jean Bastaire, préface à Charles Péguy, Notre jeunesse, Gallimard, coll. «Folio», 1993, p. 60. J'ignore si Daniel connaissait ce texte.
6Jean Bastaire, Ibid, p. 21-22. Il ne faudrait pas limiter la dénonciation de la politique par Péguy à ce que l’on appelle aujourd’hui la «politique politicienne», c’est tous les compromis qui associent les socialistes aux radicaux-socialistes qu’il refuse.
7Trois volumes pour l'oeuvre en prose et un volume pour l'oeuvre poétique dans la collection «La Pleïade» chez Gallimard.
8 Romain Rolland, Péguy, Albin Michel, T. II, 1944, p. 16.
9 Daniel Bensaïd, Jeanne de guerre lasse, Gallimard, 1991.
10 Daniel Bensaïd, Un Nouveau Théologien, Bernard Henri-Lévy, Lignes, 2008. Ce texte fait référence à celui de Charles Péguy, Un Nouveau Théologien, Monsieur Laudet, Gallimard, 1936.
11 Cela les a amenés, paradoxalement, à sous-estimer le rôle de Trotski dans la révolution de 1917 puis dans la guerre civile. C’est Lénine dont il fallait faire l’éloge. Cela apparaît clairement dans la biographie de l’historien britannique Robert Service. Robert Service, Trotski, a biography, Pan, 2010. Il montre de manière convaincante sur la base d’archives que sans Trotski, les bolcheviques n’auraient sans doute vaincu ni en 1917 ni dans la guerre civile.
12 Daniel Bensaïd, «L’Inglorieux vertical : Péguy critique de la Raison historique», in La Discordance des temps, Les éditions de la passion, 1995, p. 187-206. Cette phrase est démarquée d’un texte de Péguy dont je n'ai pas retrouvé les références.
13 Dans sa préface à la nouvelle édition du livre de Daniel Walter Benjamin sentinelle messianique, Enzo Traverso écrit très justement: «En découvrant Benjamin, il semblait congédier Ernest Mandel, qui avait été le "tuteur théorique" du mouvement trotskyste international au cours des années précédentes. […] Les apports d’une pensée messianique creusant la mémoire du siècle clôturé se révélaient plus fructueux que la mécanique du conflit entre les forces productives et les rapports de production.» Enzo Traverso, «La concordance des temps. Daniel Bensaïd et Walter Benjamin», préface à Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010. Cette préface est reprise sous forme de bonnes feuilles dans ce numéro de Contretemps.
14Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, Plon, 1990.
15 François Zourabichvili, «Deleuze et le possible (de l’involontarisme en politique)», in Éric Alliez (sous la direction), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 335-358.
16 Daniel Bensaïd, «L’Inglorieux vertical : Péguy critique de la Raison historique», art. cit.
17 Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, in Œuvres complètes, Gallimard, coll. «La Pléiade».
18 De même les révolutions chinoise et vietnamienne semblaient illustrer le caractère «inéluctable» de la révolution permanente. Il semble pourtant qu’elles sont bien plus des révolutions par étapes, et illustrent ce que serait peut-être devenue la politique de la NEP en URSS si la ligne de Boukharine avait été suivie.
19 Daniel Bensaïd, «Les sauts! Les sauts! Les sauts! Sur Lénine et la politique», disponible sur www.marxau21.fr; la date de rédaction n’est pas indiquée.
20 Romain Rolland, Péguy, op. cit., T. I, p. 30-32.
21 Ibid, p. 38.
22 Ibid, p. 41.
23 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Œuvres complètes, PUF, p. 1 387.
24 Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 183.
25 Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, PUF, 1991.
26 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, op. cit., p 1386-1387.
27 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.
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« Il n’y a pas de contretemps, de détour ou de parenthèses dans l’histoire. » Par 2iemDB

Premier anniversaire de la révolution d'octobre à Moscou en 1918. Lénine inaugure un momument provisoire à Marx et Engels"Il n’y a pas de contretemps, de détour ou de parenthèses dans l’histoire. 70 ans de détour en URSS quand c’est le stalinisme c’est plus qu’un détour, c’est un embranchement, c’est une bifurcation et ça pèsera durablement. Le mort va peser sur le vif durablement. On peut pas ignorer ça."Daniel Bensaid, le 25 septembre 1991


Il y a un an, le 12 janvier 2010, disparaissait Daniel Bensaid.

20 ans plus tôt, en aout 1991, à la suite de l’échec du putsch contre Gorbatchev disparaissait l’URSS sans plus qu’aucune force signifiante de la population n’en défende de quelconques « acquis », fussent ils d’ « octobre 1917 ». Le seul slogan qui émergea alors – et qui domine toujours - fut « Russia, Russia ! ».Le seul drapeau brandi fut celui de la Russie. (Il faut cependant signaler pour l’histoire la présence d’une barricade et d’un drapeau anarchiste en défense du bâtiment du parlement)

Pour se replacer dans la situation, on peut visionner le film « Moscou, trois jours en août » d’Iossif Pasternak qui montre les trois journées d’août 1991 où Eltsine réussit à entrainer, avec la mobilisation de la population, une partie de l’état et de l’armée soviétique contre le putsch présidé par Ianaiev et à sauver Gorbatchev au prix de la dissolution de l’URSS et de la rupture constitutionnelle avec le parti état soviétique issu de la dictature stalinienne. La dictature du parti état sombrait isolée, assimilée à une vulgaire junte de type « fasciste ».

Une statue de Lénine, abattue en Ethiopie en mai 1991


Dans un meeting de la LCR à Paris au palais de la Mutualité, à l’assistance réduite, le 25 septembre 1991, Daniel Bensaid conclut par cette intervention retranscrite ici ou il prenait la mesure, sur le vif de l’évènement, de cette véritable réorganisation mondiale en cours et de ses conséquences qu’il appelait à regarder en face et à discuter sans tabou. Il ne cessa depuis de s’interroger sur cette défaite au 20eme siècle du camp de l’émancipation et sur les voies possibles pour sa refondation.
La question demeure ouverte.

A relire aujourd’hui l’intervention de Daniel Bensaid, avec le recul, on peut faire trois remarques :
-         Face à ceux qui pensaient qu’avec la disparition de l’URSS l’idée du communisme et du socialisme allait pouvoir reprendre son « cours historique », comme si rien n’avait été du stalinisme, Daniel Bensaid répondait non et affirmait sa conception de l’histoire. Même si le dernier mot n’est jamais dit et qu’il ne faut rien renoncer de ses combats, il n’y a aucune voie tracée à l’avance, « Il n’y a pas de contretemps dans l’histoire ». Le stalinisme est une « bifurcation » qui pèsera durablement. « Le mort va peser sur le vif durablement ». « on ne peut ignorer ça »
-         Il note une des raisons notables de l’écroulement de l’URSS. Ce n’est pas seulement une aspiration démocratique. C’est « une défaite à plat de coutures » de l’URSS « sur le terrain même du développement des forces productives ». L’URSS était entrée dans une phase de régression sociale avec une baisse même de l’espérance de vie. « C’est un bombardement de marchandises capitalistes » qui défait l’idée socialiste à l’est, même « à visage humain », même sans les bureaucrates. L’idée du socialisme vue comme seule devant permettre historiquement un développement des forces productives – et le communisme - face au capitalisme analysé comme un régime ou les forces productives ont cessé de croitre est contredite dans les faits. A contre pied de tous les pronostics théoriques, c’est le capitalisme qui triomphe sur le terrain même du « développement ».
D’où la conséquence idéologique qui ne va pas manquer : c’est la critique qualitative de la nature même des marchandises capitalistes et du système qui les produisent qui va prendre le pas. La critique écologique, voire morale du capitalisme va prendre le pas sur la critique classique jusque là du capitalisme analysé comme un obstacle au développement quantitatif des forces productives.
L’idée dominante qui s’impose alors c’est que pour sortir du sous développement et de la pénurie, il faut non seulement sortir de la dictature du parti état, mais aussi sortir de l’économie planifiée en introduisant un minimum de libres marchés. La privatisation des entreprises n’est plus vue comme une régression sociale mais au contraire comme une partie même des conditions de la sortie de l’économie étatique de pénurie et de rationnement.
Il faut regarder cette défaite en face, affirme déjà Bensaid en 1991, et passer à la critique écologique du capitalisme sous estimée par Marx. C’est le productivisme même, et le fétichisme des marchandises en tant que tel, qu’il s’agit de critiquer pour refonder une critique pertinente du capitalisme.
Ce qui n’est pas sans poser un sérieux problème politique. L’anticapitalisme peut il avoir un avenir majoritaire en se réduisant d’emblée à une critique « anti-productiviste » et donc en prônant un retour à un développement plus faible, voire, pour certains courants, une « décroissance », la décroissance étant la cause même qui a fait s’écrouler l’URSS en 1991 ? Les luttes sociales pour un autre partage de la richesse ne sont pas exactement des luttes pour une décroissance « anti-productiviste ». "Un autre monde est certes possible" mais on l’espère meilleur.
-     Daniel Bensaid pressent aussi les changements des rapports des forces dans le monde quant à la violence. La technologie dans une guerre totale impliquant davantage encore les populations civiles atteint des sommets et change la nature même de la guerre. Si en 1967, Che Guevara pouvait souhaiter la multiplication de « plusieurs Vietnam », si en 1975 la victoire du Vietnam contre l’impérialisme américain pouvait encore être saluée dans Rouge comme la « victoire de la tranchée avancée du prolétariat mondial » - avec toutefois déjà des réserves puisque débouchant sur une guerre avec le pays « frère socialiste » chinois -, en 1991, c’est la menace même de guerres totales qui devient préoccupante. Peut-on encore sérieusement penser retourner les guerres impérialistes en guerres civiles « révolutionnaires », ce qui avait fondé dans les années 1920 les bases de la scission de l’internationale communiste avec l’internationale socialiste ? Sans retourner au pacifisme intégral, les voies de la critique de la violence comme chemin émancipateur sont ouvertes. La résistance de la société soviétique au putsch du parti état en août 1991 se définira d’emblée comme pacifique et appellera à la non violence des forces armées contre la violence de la « junte fasciste ». La thématique propagandiste « antifasciste » de l’URSS maniée depuis les années 30 face au nazisme se retournait contre la violence instituée du parti état, ouvrant la voie à la thématique du « fascisme rouge » et au parallélisme entre fascisme, révolution violente et régime communiste.

De quoi y perdre un peu plus le « sens de l’histoire ».
Le livre de Daniel Bensaid (2009), illustré par Charb Une introduction aux textes de Marx


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Daniel Bensaïd ou la politique comme art stratégique par Antoine Artous

 «Eloge de la politique profane comme art stratégique», ainsi se conclut le dernier livre de Daniel Bensaïd 1. La référence à la politique comme art stratégique est chez lui récurrente. En revanche l’ajout de l’adjectif «profane» a parfois étonné. Il est sans nul doute lié pour partie à la conjoncture historique actuelle (remontée du sacré), mais, plus profondément, il illustre la place occupée par la catégorie de stratégie dans son dispositif de relecture de Marx.

Ainsi, dans Marx l’intempestif, il est question «d’une nouvelle écriture de l’histoire» qui passe «du sacré au profane» en déconstruisant une vision fétichiste de l’histoire universelle. La problématique de la rationalité historique ne renvoie plus alors à «une normalité transcendantale, mais à une rationalité immanente exprimant, sur le mode du choix stratégique, un souhaitable qui serait à la fois un nécessaire optatif et un possible effectif». Il s’agit d’essayer de penser une «causalité historique» qui ne relève pas d’un déterminisme historique, mais d’une «possibilité objective». Emerge alors une «autre rationalité. Où l’histoire se noue au politique. Où la connaissance devient stratégique 2
C’est pourquoi, «chez Marx, le rapport de classe n’est pas un concept sociologique classificatoire, mais un concept stratégique: les classes se posent réciproquement dans leur lutte», écrit Daniel Bensaïd, en mai 2006, dans «Moment utopique et refondation stratégique» 3. Les classes sociales n’existent pas en soi, comme données sociologiques (ou, déjà constituées, comme sujets de l’histoire). Existe un rapport d’exploitation, générant certaines contradictions et conflits à travers lesquels des groupes sociaux se constituent en classes. Ainsi, écrit-il en 2003, dans Un monde à changer: «Le rôle central attribué par Marx à la classe ouvrière ne relève pas d’un déterminisme sociologique qui conduirait mécaniquement le prolétariat à agir conformément à son essence. Il est d’ordre stratégique: rassembler les griefs particuliers et dépasser les différences dans un combat commun dans un procès d’universalisation 4

«Renversement du pouvoir politique bourgeois»
On voit que, si l’on déroule les fils, la catégorie de stratégie s’articule à un marxisme rompant avec toute transcendance, au profit d’une rationalité historique qui se construit à travers le conflit et sous le mode du choix stratégique possible. Reste que cette vision extensive de la catégorie de stratégie ne doit pas faire oublier que Daniel Bensaïd traite d’abord de la lutte politique et, plus précisément, de la lutte pour le pouvoir.
Il est explicite à ce propos. Ainsi, à la fin des années 1980, dans Stratégie et parti, où il dresse le bilan de l’élaboration stratégique de la Ligue 5 sur ces questions: «Le stratégique pour nous, ce qui définit la base sur laquelle rassembler, organiser, éduquer des militants, c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois. Car la révolution socialiste commence par cet acte politique 6

Il faut éviter les fausses interprétations. Durant les quelques années qui ont suivi 1968, La Ligue a développé un «avant-gardisme» et un «hyper léninisme» dont le bilan a été tiré dès le milieu des années 1970 7/. Mais ce n’est pas ce qui est en cause dans les formules citées ici. Elles visent beaucoup plus large: en fait l’ensemble de l’histoire du mouvement ouvrier. Elles proposent deux grandes hypothèses stratégiques, sur lesquelles je vais revenir.
Auparavant une deuxième remarque. D’aucuns diront que ces formules sont typiques d’une «tare» qui a marqué le mouvement ouvrier de tradition communiste (léniniste): la fascination pour l’appareil d’Etat. Le constat demanderait de longues discussions. En revanche, il faut signaler que, à cette époque, Daniel Bensaïd (et d’autres dans la Ligue et l’extrême gauche) avait engagé, notamment sous l’influence des travaux de Michel Foucault 8, un retour critique sur une certaine tradition marxiste d’analyse du pouvoir trop centrée sur le seul pouvoir étatique. Ce qui sans doute avait des conséquences sur la façon dont on pouvait imaginer – sur la base de l’expérience historique – l’organisation du pouvoir socialiste, et donc sur la façon de formuler un projet stratégique de lutte pour le pouvoir. Mais cela n’impliquait nullement de renoncer à la référence à une stratégie révolutionnaire qui fasse de l’Etat un enjeu central.

La catégorie de stratégie relève d’une histoire dans le mouvement ouvrier. Elle a pris une place centrale au tournant des années 1920, après la révolution d’Octobre 17, et à travers les débats des premières années de l’Internationale communiste. Avant 1914, fait remarquer Trotsky, on parle seulement de tactique. La place prise par la catégorie de stratégie vient sans doute en partie de la terminologie militaire, mais traduit surtout une période historique qu’à l’époque on appelle l’actualité de la révolution prolétarienne (ce qui ne veut pas dire que la révolution est possible chaque jour…). Dans ce cadre, «la stratégie révolutionnaire couvre tout un système combiné d’actions qui, dans leurs liaisons et leur succession, comme dans leur développement, doivent amener le prolétariat à la conquête du pouvoir» 9.
Ces débats visent, notamment sur la base de l’expérience de la révolution allemande, à définir une stratégie révolutionnaire mieux adaptée aux pays de l’Europe de l’Ouest. D’où la volonté d’articuler le niveau stratégique et les niveaux tactiques. Avec, par exemple, l’élaboration d’un programme de revendications transitoires, d’une politique de front unique, d’une perspective de gouvernement ouvrier qui ne soit pas simple propagande pour la dictature du prolétariat et le pouvoir des soviets, etc. C’est ce type de problématique que tente de systématiser Trotsky contre la politique de l’Internationale stalinisée.
Daniel Bensaïd s’inscrit explicitement dans cette tradition. Plus généralement une particularité de la Ligue des années 1970 est de tenter d’inscrire les débats stratégiques, qui jaillissent à cette époque (Europe du Sud, Amérique latine…), dans la continuité de ceux de l’Internationale communiste des années 1920, se livrant à un travail historique important sur les révolutions allemande et espagnole. Ce va-et-vient entre le passé et le présent des traditions révolutionnaires européennes, doublé d’une bifurcation par l’Amérique Latine, est significatif du travail sur la stratégie réalisé alors par la Ligue.

Je vais m’en tenir à deux thèmes particulièrement systématisés par Daniel Bensaïd. D’une part, la rupture introduite par Lénine sur la question de la lutte politique, plus exactement sur la place du politique. D’autre part, sur la question – déjà indiquée – des hypothèses stratégiques. Comme il n’est pas possible dans le cadre du présent article de multiplier les citations, je me contenterai de renvoyer aux textes déjà cités de Daniel Bensaïd, auxquels on peut ajouter «Sur le retour de la question politico-stratégique» (août 2006) et «Stratégie et politique: de Marx à la IIIe Internationale» (mai 2007).

Lénine et la politique
Daniel Bensaïd aimait citer la formule de Lénine «la division en classe est, certes, l’assise la plus profonde du groupement politique […] mais cette "fin de compte", c’est la lutte politique qui l’établit 10.» Tout en étant un héritage du marxisme, elle souligne l’apport spécifique de Lénine sur la spécificité de la politique.
Dès Le Manifeste communiste, Marx et Engels expliquent que le prolétariat doit prendre le pouvoir politique, afin de s’ériger en classe dominante. Et, à la lumière de la Commune de Paris, Marx insiste sur le fait qu’il faudra briser l’appareil bureaucratique de l’Etat pour mettre en place une démocratie similaire à celle des communards insurgés. Marx s’intéresse donc à lutte politique, tout en étant vigilant quant aux nouvelles formes d’invention démocratique.
Mais il le fait, pour reprendre la formule de Daniel Bensaïd, dans le cadre d’un certain «déterminisme sociologique». Le développement industriel et la croissance de la classe ouvrière, en nombre et en conscience, portent un mouvement historique dont la dynamique règlera d’elle-même l’accès du prolétariat au pouvoir politique. A la fin du siècle cette problématique va s’amplifier, selon une logique gradualiste, avec le développement de la IIe Internationale, ses partis de masse (notamment en Allemagne) et l’évolution vers le suffrage universel. Des courants critiques (Rosa Luxemburg, le jeune Trotsky) se méfient de ce qu’ils estiment être un opportunisme. Sans pour autant remettre en cause ce «déterminisme sociologique», ils mettent l’accent sur l’auto-développement du prolétariat en force et en conscience à travers les mobilisations de masse (notamment la grève générale).
La politique du prolétariat – et la politique tout court – est donc, d’une part, prise dans une temporalité linéaire et, d’autre part, elle apparaît comme un simple prolongement organique du mouvement économique. Ainsi comprise, la politique ne relève pas d’une stratégie, elle se contente de réaliser ce qui est déjà là, inscrit de façon inconsciente dans les rapports sociaux, d’une problématique de la prise de conscience et du dévoilement.
Lénine a rompu avec cette approche sur – pour ce qui nous concerne ici – deux points. Tout d’abord, le fait que la politique n’est pas le simple prolongement de la lutte sociale et économique : elle n’est pas le produit d’un simple conflit entre l’ouvrier et le patron, mais de la confrontation de l’ensemble des classes dans la société. Non seulement la politique présente une certaine autonomie par rapport au socio-économique, mais elle a une fonction structurante du social. La politique a donc sa propre épaisseur sociale, ses propres institutions, son propre langage à décoder qui n’est pas seulement l’ombre portée de l’économique. Et cette analyse politique de la société est un élément déterminant pour comprendre les possibles dynamiques d’ensemble des luttes de classes. Ainsi comprise, la spécification du niveau politique est donc un élément-clé de la pensée stratégique, qu’il convient d’articuler avec le concept de crise systématisé par Lénine sous le choc de la guerre d’août 1914.
Lénine ne se contente pas de critiquer le gradualisme de la IIe Internationale (en particulier de Kautsky) pour engager une réflexion sur l’Etat qui va aboutir à L’Etat et la Révolution. Il élabore également le concept de crise révolutionnaire, qui va devenir un élément de l’élaboration stratégique. Sans ériger celle-ci en modèle, il indique trois indices: ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant, ceux du milieu hésitent.
La politique est en permanence centrale. Lénine décrit en fait une crise politique du système de domination. Ce qui explique qu’il parle souvent de «crise nationale», étant donné la place occupée alors par l’Etat national dans la domination. Sur cette base se développe une logique de double pouvoir. Tout cela ne relève donc plus d’une temporalité linéaire se développant dans un espace homogène. Non seulement la politique a une temporalité propre, mais la crise exprime un «temps brisé», selon une formule de Daniel Bensaïd, dans un espace différencié lui aussi en crise (double pouvoir). Et rien n’est jouéd’avance : d’où l’importance accordée par Lénine au parti pour dénouer positivement la crise.

Hypothèses stratégiques
On a souvent reproché aux trotskystes d’ériger l’expérience de la Révolution russe de 1917 en modèle stratégique. Si ce fut parfois le cas, il faut rappeler que déjà au début des années 1930 Trotsky, pourtant très attaché à défendre la portée universelle d’Octobre 17, évoquait deux possibilités pour les pays capitalistes avancés. Soit une crise d’effondrement de l’Etat national, créant un vide dans lequel se développe rapidement un double pouvoir. Soit une crise prolongée, plus lente, par paliers, avec le développement d’expériences de contrôle ouvrier (à l’époque les staliniens s’opposaient à ce mot d’ordre) autour desquelles il faudrait développer une politique de front unique et une perspective de gouvernement ouvrier. Manifestement Trotsky se souvient alors de l’Allemagne des années 1920, où la crise avait duré de 1918 à 1923.
En fait, il ne s’agit pas d’élaborer des modèles normatifs, mais des hypothèses stratégiques. Dans le premier cas, tout se passe comme si l’on cherchait à définir une norme qui, en quelque sorte, reflète la «vérité» du processus historique: un modèle à copier. Alors qu’une hypothèse est un guide pour l’action, construit sur la base des expériences passées et susceptible d’évoluer en fonction de nouvelles expériences.
L’hypothèse stratégique relève d’un choix stratégique, et non d’un déterminisme historique. C’est l’un des apports de Daniel Bensaïd que d’avoir tenté de formuler deux grandes hypothèses stratégiques: la grève générale insurrectionnelle et la guerre révolutionnaire prolongée, dont Mao dès 1927 a perçu la possibilité dans sa brochure «Pourquoi le pouvoir rouge peut exister en Chine». Dans ce cas, le développement du double pouvoir prend une forme territoriale, à travers des zones libérées auto-administrées, et passe par le développement d’une armée populaire. Dans une telle perspective, l’implantation dans des zones rurales est décisive, et la dimension de «lutte de libération nationale» devient importante.
L’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle présente un profil plus «classique» par rapport à l’histoire du mouvement ouvrier européen: le développement d’un double pouvoir est principalement urbain (et sociologiquement ouvrier et populaire), engageant une logique d’affrontement plus rapide. Cela ne veut pas nécessairement dire un surgissement rapide de soviets, comme en Octobre 17, la crise pouvant prendre un caractère plus prolongé, avec une articulation entre auto-organisation, développement du mouvement ouvrier et problématique de gouvernement ouvrier dans les institutions parlementaires (au sens large). Cela dit, la problématique structurante est bien la grève générale comme forme de mobilisation et d’affrontement (en défense, par exemple, face à des offensives réactionnaires), avec des formes d’organisation militaire de type urbain (milices…).
Bien sûr, ainsi présentées, ces hypothèses sont épurées. Historiquement elles ont existé sous diverses variantes, certaines comportant des traits de l’une et de l’autre. Mais, dans les années 1970, elles se cristallisaient à travers des discussions réelles (en termes de choix de construction et d’orientations tactiques) avec d’autres courants révolutionnaires ou «réformistes de gauche».

A propos de «l’éclipse du débat stratégique»
Tout au long de la décennie passée, Daniel Bensaïd a souligné «l’éclipse du débat stratégique» apparue dès le début des années 1980. Ainsi, le chapitre IV de son dernier livre est intitulé:«L’éclipse de la politique», et il se décline en «une crise de l’historicité, «le degré zéro de la stratégie», «la théorie en miettes»... En France, les discussions allaient s’accélérer au début des années 2000, suite notamment à des dossiers que consacre Critique communiste (n° 179 et 180) aux débats sur la stratégie révolutionnaire 11. Daniel Bensaïd publie de nombreux textes (déjà cités plus haut) où se mêlent retour sur l’histoire des débats stratégiques et considérations d’actualité. C’est sur ces derniers points que je vais poursuivre, en avançant quelques éléments de discussion.
Daniel Bensaïd souligne alors que le champ stratégique n’a cessé de se dilater dans le temps et dans l’espace. Plus que dans le passé, il faut distinguer une stratégie globale (à l’échelle mondiale) et une stratégie «restreinte, la lutte pour la prise du pouvoir sur un territoire déterminé» dessinant ce qu’il appelle une «échelle mobile des espaces stratégiques». Cela dit, même si les Etats nationaux sont affaiblis par la mondialisation, l’échelon national, qui structure les rapports de classe et articule un territoire à un Etat, reste un maillon décisif.
Cela est vrai, mais restent les effets de la crise des Etats-nations et des territoires. Au demeurant, de longue date, Daniel Bensaïd analyse précisément ceux-ci 12, montrant qu’il ne s’agit pas d’une crise conjoncturelle, mais d’une crise structurelle des éléments qui ont façonné la modernité autour des catégories de territoire, de souveraineté et de pouvoir politique. Il note aussi que cette crise a touché également de plein fouet le mouvement ouvrier (réformiste ou révolutionnaire) qui, depuis le XIXe siècle, s’est fondamentalement – et inévitablement – construit autour de ces catégories.
A la crise issue de l’évolution «sociologique» du salariat, vient se joindre celle liée à la crise des territoires politiques. Disons pour préciser qu’à la crise des référents politiques basés sur la marginalisation des grandes concentrations socio-économiques s’ajoute celle du territoire national comme cadre d’exercice de la citoyenneté. Cette double crise a eu des effets dévastateurs sur les formes d’organisation et de représentation politique du mouvement ouvrier. Et donc sur ses capacités de recomposition.
Daniel Bensaïd ne pensait pas qu’un discours sur le cosmopolitisme pouvait régler le problème. On peut regretter qu’il n’ait pas mis plus nettement en relation ces nouvelles données historiques avec ce qu’il appelle parfois la «crise de la raison stratégique», et plus généralement avec les grandes périodisations historiques. Ainsi, en 2007, dans «Temps historique et rythmes politiques», soulignant que les années 1980 représentent une «défaite historique» il s’interroge: «Défaite historique des politiques d’émancipation ou simple alternance des cycles de mobilisation?». Ainsi formulée la question paraît trop simplifiée. Il conviendrait de procéder à une double périodisation: l’une des cycles de mobilisation, l’autre de la période historique au sens plus large.
Depuis les années 1980, il a bien existé une alternance des cycles de mobilisation. Ainsi 1995 en France, 1999 avec le Forum social de Seattle, le premier Porto Alegre en 2001… Mais ces mobilisations (et leurs bilans) ont fait apparaître que, au moins depuis la chute du mur de Berlin, est en cours de cristallisation une nouvelle période historique qui clôt celle issue du court vingtième siècle; c’est-à-dire le cycle historique ouvert par la révolution russe d’Octobre 17.
Il ne s’agit pas, comme le craint Daniel Bensaïd dans le même texte, «de nouer dans une même temporalité historique une pluralité de temps sociaux désaccordés» et, au nom d’un déterminisme historique à sens unique, de gommer le présent comme «pluralité de possibles». Simplement, nous ne sommes plus dans les années 1960-1970 lorsqu’il semblait possible de rétablir – pour définir une problématique d’émancipation – une liaison directe avec les traditions issues d’Octobre 17.

A nouveau sur la politique
Parler d’éclipse du débat stratégique ce n’est donc pas laisser croire qu’une fois le soleil réapparu, les grands dispositifs stratégiques qui se sont construits dans l’histoire peuvent revenir comme tels. Au demeurant tel n’est pas le propos de Daniel Bensaïd. Pour lui, seules de nouvelles expériences historiques permettront d’avancer dans l’élaboration stratégique. Mais, en attendant, loin de laisser croire que l’on peut repartir de zéro, il faut défendre certains principes stratégiques acquis, notamment la problématique de la crise révolutionnaire et du double pouvoir.
On peut même ajouter, comme Daniel Bensaïd dans son Eloge de la politique profane, que s’il est légitime d’avoir abandonné la formule de «dictature du prolétariat», à cause de sa connotation historique, on ne peut contourner le problème d’un régime d’exception, lié en tant que tel à l’idée de révolution. Ce faisant, il défend, avec raison, des principes inhérents à toutes les révolutions modernes, et pas à la seule «révolution prolétarienne».
Abordons à présent une autre question. Daniel Bensaïd se prononce, avec raison, pour la perspective d’une double assemblée: l’une élue sur la base du suffrage universel, l’autre élue sur la base d’une représentation du social. C’est une perspective que nous critiquions fortement dans les années 1970, et qui en outre ouvre sur d’autres questions, par exemple la place précise du suffrage universel. Ou encore une perspective de démocratisation radicale du pouvoir politique 13. Sans chercher à dresser un catalogue, je soulignerai seulement deux idées.
Tout d’abord, existent (depuis pas mal d’années…) des discussions sur certains fondamentaux programmatiques de la tradition marxiste radicale (révolutionnaire et au-delà….) qu’il convient de traiter comme tels. La référence à la stratégie n’y suffit pas. C’est manifeste pour ce qui concerne la démocratie. Il est possible d’articuler une stratégie sur la base d’une perspective de démocratie radicale ou d'une perspective de pouvoir soviétique; mais il faut opter pour une des deux approches.
Ensuite, il existe un écart important entre le rappel de quelques principes et l’élaboration d’une hypothèse stratégique qui soit un guide pour l’action, à la manière dont, par exemple, l’hypothèse de grève générale insurrectionnelle fonctionnait pour la Ligue dans les années 1970. C’est une difficulté «objective» pour des révolutionnaires de ne pas disposer d’une telle orientation permettant d’articuler le moment présent à une perspective plus générale. Il faut sans doute l’accepter, mais en étant conscient des nombreuses contradictions en résultant.
«Les lendemains de grandes défaites sont fertiles en repousses et en effervescences utopiques. Ce fut le cas sous la Restauration, c’est aussi le cas lors des dernières décennies, sous les coups de la poussée libérale. Lorsque le nécessaire et le possible ne jointent plus, le temps vire à l’utopie», écrit Daniel Bensaïd 14. Il vise, notamment, un auteur comme John Holloway et son livre Changer le monde sans prendre le pouvoir (Syllepse, 2007). Si l’on veut poursuivre les analogies avec le XIXe siècle, on pourrait rappeler qu’après la défaite de 1848, le mouvement ouvrier a connu un retrait important du politique, avec le développement de courants ouvriéristes et syndicalistes. En ajoutant que la décennie passée n’a pas été seulement marquée par des courants utopistes, mais par la poussée d’un radicalisme «social» et «mouvementiste» qui a fortement marqué l’extrême gauche…
Naturellement cela renvoie à une situation «objective», et l’évolution du PT brésilien et du PRC italien n’a pas amélioré la situation. Mais ici, plus que le Lénine de la crise révolutionnaire, il faut citer le Lénine de la spécificité de la politique. On peut très bien gommer la lutte politique et faire de la propagande sur la stratégie révolutionnaire. Reste que la politique (révolutionnaire) ne peut se contenter d’exprimer la radicalité des mouvements sociaux. Elle doit trouver les voies propres pour, d’une part, investir le terrain proprement politique, et, d’autre part, pousser à la cristallisation de courants politiques radicaux sur le terrain politique. Or fait défaut l’actuelle absence d’une hypothèse stratégique articulée permettant de mettre en œuvre une telle problématique.

Un «parti-stratège»
Je voulais indiquer quelques exemples des difficultés, dans la situation actuelle, à déployer un discours stratégique, ce que le style flamboyant de Daniel Bensaïd estompe parfois. On pourrait en relever d’autres exemples. Reste la fécondité de la méthode: pour penser la politique, mais aussi, plus généralement, pour éclairer le statut du marxisme comme théorie critique.
Pour lutter contre un marxisme «scientiste» et/ou «économiste», de nombreux auteurs ont souvent «ontologisé» ou «substantifié» des éléments du social qui seraient, par eux-mêmes, porteurs de la critique et de l’émancipation: le prolétariat comme sujet latent de l’histoire, le travail comme cadre de réalisation de l’essence humaine, etc. C’est, explique avec raison Henri Maler, un «concept ontologique du possible qui neutralise son concept stratégique» 15. Le possible est déjà là, comme une forme sociale en suspension qui ne demande qu’à se réaliser.
Rien de tel chez Daniel Bensaïd: il récuse tout substantialisme au profit d’une approche relationnelle du social. Comme l’écrit Marx dans les Grundrisse: «La société ne se compose pas d’individus, elle exprime la somme des relations, conditions, etc., dans lesquelles se trouvent ces individus les uns par rapport aux autres 16 Cette problématique relationnelle du conflit social est l’autre face d’une démarche stratégique. Comme je l’ai signalé au début de l’article, s’il n’existe pas de classe sujet, il existe bien des rapports de domination et d’exploitation qui génèrent des conflits de classes.
Certes, constate Daniel Bensaïd dans Eloge de la politique profane, les classes et le capitalisme sont ce que les sociologues appellent des «construits», ou des «classes probables» selon Bourdieu. «Mais sur quoi repose la validité ou la pertinence de leur "construction"? Pourquoi "probable" plutôt qu’improbable?» 17. Insister unilatéralement sur la construction conceptuelle, afin d’éviter une approche essentialiste, escamote une question, simple mais décisive: celle de l’analyse des rapports sociaux qui, sans cesse, produisent du «matériau social», lequel permet de construire des classes, et non une autre forme sociale.
C’est avec ce type de problématique que Daniel Bensaïd nous invite à revisiter une série de problèmes de la tradition marxiste. Je terminerai par la question épineuse du parti comme avant-garde, censé être le dépositaire des intérêts du prolétariat, vision qu’il convient évidemment de remettre en cause.
«Mais cela n’oblige en rien à renoncer aussi à l’idée d’un parti-stratège, engagé dans l’incertitude de la bataille, plongé dans l’inconstance des rapports de force, tenu de prendre des décisions en termes de pari raisonné, sans garantie de vérité scientifique ou historique, ni bien sûr de volonté divine. Dans la mesure où le rapport d’un tel parti aux intérêts sociaux devient irréductiblement problématique, le pluralisme politique (mais aussi la pluralité des acteurs sociaux) se trouve fondé en principe 18

[Cet article est l’introduction à un recueil de textes de Daniel Bensaïd à paraître début 2011 chez Syllepse : La Politique comme art stratégique.]
Notes
1 Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, Albin Michel, 2008.
2 Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, Fayard, 1995, p. 50 et 297.
3 Les textes de Daniel Bensaïd cités dans cet article sont consultables sur le site www.europe-solidaire.org.
4 Daniel Bensaïd, Un monde à changer - Mouvements et stratégies, Textuel 2002, p. 95.
5 La Ligue communiste a été crée dans la foulée de Mai 68. Dissoute par le gouvernement en juin 1973, elle a pris ensuite le nom de Ligue communiste révolutionnaire (LCR).
6 Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, La Brèche, 1987, p. 8.
7 Antoine Artous, Daniel Bensaïd, «Que faire? (1903) et la création de la Ligue communiste (1969)», Critique communiste, n°6, mars 1976.
8 Voir l’article indiqué dans la note précédente et Daniel Bensaïd, La Révolution et le Pouvoir, Stock, 1976.
9 Trostky, L’Internationale communiste après Lénine, PUF, 1969, t.1, p. 171.
10 Lénine, «Les tâches de la jeunesse révolutionnaire» (1903), Œuvres, Editions sociales, 1966, t.7, p. 470.
11 On en trouve la plupart des articles sur le site www.europe-solidaire.org.
12 Au moins depuis Le Pari mélancolique, Fayard, 1997.
13 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à Antoine Artous, Démocratie, citoyenneté émancipation, Syllepse, 2010.
14 Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, op. cit., p.179. Il faudrait discuter plus en détail la liste des auteurs mis dans un même sac.
15 Henri Maler, Convoiter l’impossible, Albin Michel, 1995.
16 Karl Marx, Grundrisse, La Pléiade, t.2, p. 281.
17 Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, op. cit., p. 336.
18 Ibidem, p. 337.
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