Cet entretien a été réalisé par Eric Hazan et publié dans son ouvrage sur les cent premiers jours de Sarkozy, : Changement de propriétaire, la guerre civile continue, Le Seuil, Paris, 2007, 180 p, 15 €.
Je reçois un message émanant du PRCF, le Pôle de renaissance communiste en France, où il est question de « forger à la base et dans l’action un Front de résistance antifasciste, populaire, patriotique et progressiste unissant tous les républicains », de« construire l’organisation du PRCF (remise des cartes, abonnement à l’IC, construction des JRCF...) », d’ « inscrire le bonnet phrygien dans le blanc de l’étendard national », etc. Ces fossiles me font froid dans le dos. Je vais chercher du réconfort auprès d’un marxiste sensible et subtil : Daniel Bensaid.
Pour vous, être marxiste aujourd’hui, c’est quoi, au fond ?
Je ne dirais pas que je ne le proclame plus, mais je le dis rarement, parce que l’histoire du mot a pris le dessus sur le sens, la connotation sur la signification. Le mot a servi a tant de choses différentes et contradictoires qu’il ne peut plus être utilisé innocemment. Il y a eu des marxismes d’État, des marxismes de parti... Aujourd’hui, il faudrait parler de mille (et un) marxismes. Ce pluralisme découle des contradictions mêmes et des limites historiques de la pensée de Marx. C’est un héritage ouvert : comme disait Derrida, l’héritage, ce n’est pas quelque chose qu’on dépose au coffre, c’est ce qu’en font – et en feront - les héritiers.
Pour trouver un sens, il faut revenir au noyau dur, au titre qui a accompagné Marx pendant près de quarante ans, des manuscrits de 1844 à sa mort : « la critique de l’économie politique ». Prenons l’exemple de la mondialisation. Beaucoup d’esprits critiques racontent comment elle fonctionne - les paradis fiscaux, la spéculation financière, la marchandisation généralisée, y compris du vivant - mais tout ça, c’est descriptif, ce n’est pas explicatif. La force de Marx, c’est d’avoir anticipé, au moment où l’on était au tout début du capitalisme industriel – quand il parle du prolétariat dans les années 1840, c’est qui ? ce sont les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, les joailliers et les tailleurs allemands qui font de la couture à domicile. Il a démonté à l’origine le mécanisme naissant de l’accumulation du capital. Aujourd’hui, on a un sentiment permanent d’accélération du temps, d’hystérisation de la vie quotidienne, d’invasion de l’espace par la logique marchande jusqu’à l’occuper tout entier. Ce n’est pas le pur effet de la technologie, même si elle y contribue, mais c’est la logique de l’accumulation du capital qui, pour échapper à sa propre ombre, est obligé de tourner de plus en plus vite sur lui-même, comme un derviche, pour compenser son rendement décroissant. Pour comprendre notre monde au lieu de se contenter de critiquer et de dénoncer, la pensée de Marx reste un point de départ – pas un point d’arrivée bien sûr ! Braudel disait d’ailleurs que si l’on voulait en finir avec le marxisme, il faudrait une incroyable police du vocabulaire. Il y a des éléments de cette pensée qui sont devenus la prose quotidienne de notre temps, même chez ceux qui ne sont pas marxistes du tout. Donc, pour moi, être marxiste c’est garder ces outi ls de compréhension du monde, pas pour les conserver mais pour les faire vivre. C’est penser que ce monde-là n’est pas réformable par retouches, qu’il faut le changer, et que l’urgence en est plus grande que jamais.
Il y a un danger, que Derrida avait perçu dès 1996 dans Spectres de Marx le="font-family: 'times new roman', times;">, celui d’une réhabilitation académique de Marx, sur le mode : c’est une pensée puissante, et s’il ne s’était pas mis en tête de faire de la politique, il aurait pu être quelqu’un de tout à fait fréquentable : il est dans la Pléiade, c’est déjà une installation monumentale (Lénine a peu de chances d’entrer dans la Pléiade !), il fait partie du Panthéon des penseurs de notre époque, mais il aurait mieux valu qu’il ne se mêle pas d’écrire sur la Commune de Paris. Mais justement, chez Marx, c’est indissociable. Ce qui en fait une figure nouvelle d’intellectuel qui, de manière acrobatique, a mené de front dans les années 1860 la rédaction du Capital et l’organisation matérielle, le collage des timbres, si l’on veut, sur les convocations de la Ie Internationale. Pour toutes ces raisons, je pense, comme Derrida encore, qu’il n’y a « pas d’avenir sans Marx » : pour, contre, avec, oui, mais pas « sans ». Et quand les néolibéraux traitent Marx de ringard du XIXe siècle, ça me fait rire, alors qu’eux-mêmes en sont à Hobbes, à Locke et à Tocqueville. Marx est un penseur contemporain, et sa contemporanéité, c’est le capital lui-même, c’est lui qui est son alter ego. Il est entré dans le cerveau impersonnel du capital, comme un profileur de roman policier entre dans le cerveau et la logique d’un serial killer. Et aujourd’hui, le cerveau s’est développé, mais pour comprendre comment il fonctionne, il faut en passer par Marx. Si je suis marxiste, c’est dans ce sens et pour ces raisons-là.
Est-ce que vous voyez un fondement à la distinction entre un Marx de jeunesse, et le Marx plus économiste, plus productiviste du Capital ?Il me semble que les œuvres de la maturité n’ont pas le même ton, qu’on ne trouve plus dans les années 1860 la même joyeuse agressivité, la même insolence que dans les années 1840.
Personne ne sort intellectuellement armé de la cuisse de Jupiter, et il y a donc un roman de formation pour Marx comme pour quiconque. Tout au début, il y a un Marx démocrate libéral, jusqu’au tournant de 1843-1844, quand il travaille à la Gazette rhénane, quand il refuse de manière explicite l’appellation même de communiste. Et puis il y a cette rupture, comme il le dit, avec la vieille conscience philosophique héritée de Hegel : les textes fondamentaux qui mûrissent en 1843 et sont publiés en 1844 dans l’unique numéro des Annales franco-allemandes : Sur la question juive, et l’Introduction à la critique de la philosophie du droit où, pour la première fois, il parle du prolétariat.
Ensuite, il passe d’un genre philosophique, et même parfois lyrique, à une critique dont l’aspiration à la rigueur produit une impression d’austérité. Travailler sur les statistiques des fabriques anglaises, sur les schémas de reproduction, ce n’est pas désopilant. Engels le lui disait, le livre II du Capital va être aride ! En revanche, les premiers chapitres du Livre I sur le fétichisme de la marchandise, où l’on voit le travailleur venir se vendre sur le marché, où l’on suit l’homme aux écus dans les sous-sols, ou encore le chapitre sur l’accumulation primitive en Angleterre, tous ces textes sont très poétiques. C’est une grande œuvre littéraire, dont l’un des rares équivalents serait À la recherche du temps perdu...
Ah bon ! ça alors !
Ça peut paraître bizarre, mais c’est la même construction : chez Proust, on part de la madeleine, et, en l’ouvrant, il en sort un monde, le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, etc. Et Marx part de la marchandise, de ce qu’on a sous la main de plus banal, un crayon, une paire de lunettes – on ouvre ça, et il en sort, comme du chapeau d’un magicien, le travail abstrait et le travail concret, la valeur d’usage et la valeur d’échange, le capital constant et le capital variable, le capital fixe et le capital circulant… : tout un monde là aussi ! Et la boucle est bouclée : on a d’un côté le Temps retrouvé, et de l’autre, au bout du cycle de la production, de la circulation, et de la reproduction, on trouve le Capital en chair et en os et non plus à l’état de squelette, le Capital comme grand sujet vivant de la tragédie moderne. Mais l’idée a été développée par certains, par le jeune Gramsci en particulier (et bien plus tard par Negri), qu’il y a un Marx de la révolte et de la subjectivité – en particulier dans les manuscrits de 1857-1858 – et que plus tard cette dimension disparaît. Castoriadis, qui était pourtant quelqu’un de cultivé, a même dit que dans Le Capital, il n’y avait plus de lutte de classes ! Je n’ai jamais compris comment on peut sortir une telle énormité. Il ne s’agit pourtant pas seulement dans Le Capital de décortiquer les mécanismes de l’exploitation, de la plus-value, ce qui était un enjeu à l’époque, mais c’était politique, c’était le point d’appui nécessaire pour la critique de Proudhon, pour montrer qu’on n’arriverait pas à supprimer l’exploitation et l’oppression par un crédit équitable et une juste répartition, qu’il fallait aller à la source même de l’extorsion de plus-value. Mais l’article de Gramsci, « La Révolution contre Le Capital », est resté célèbre – la révolution comme subjectivité, contre une science froide, filon repris par Negri dans Marx au-delà de Marx.
Je pense qu’on ne peut pas découper une œuvre au sécateur. Les manuscrits de 1857-58, que certains trouvent plus lyriques, plus audacieux sur le plan littéraire, font partie des matériaux préparatoires du Capital. Et la capacité d’indignation et de révolte, elle est toujours présente dans Le Capital, et la part de subjectivité aussi. Et la part d’indignation, de révolte, mais d’indignation et de révoltes raisonnées, maîtrisées, pour que la lutte en devienne plus efficace.
Une partie des réserves sur l’œuvre de Marx tient au fait que ses idées se sont confondues dans les esprits avec un marxisme doctrinaire. J’ai moi-même été formé avec l’immortelle brochure de Staline, Matérialisme historique et matérialisme dialectique, avec les Principes élémentaires de philosophie de Georges Politzer, etc. Une autre raison, c’est la méconnaissance éditoriale de Marx en France. En 1968, lesGrundrisse n’étaient pas traduits, Althusser ne les connaissait pas. Il pousse un peu la coquetterie, puisque dans L’Avenir dure longtemps, il prétend qu’il n’avait lu à l’époque que le livre I du Capital. C’est cette méconnaissance qui a fait attribuer à Marx en France une lecture à dominance positiviste. On considère souvent que Marx et Auguste Comte, c’est du pareil au même, alors que pour Marx, Comte était un triple crétin. Dans tout le Capital, je crois qu’il n’y a sur Comte que deux notes de bas de page, pour dire : « Comment peut-on écrire des choses pareilles, trente ans après Hegel ? »Il n’empêche, toute l’université française, en tout cas les sciences dites humaines, a été dominée par le comtisme. Littré était l’héritier direct de Comte, et Durkheim aussi, et l’historiographie de Lavisse, et Jules Ferry, tout l’appareil académique était positiviste. Et le mouvement ouvrier français, du moins dans sa partie intellectuelle, a été lui aussi coulé dans ce moule : il y avait peu de germanistes parmi ses fondateurs, à part Jaurès et Sorel, donc ils n’avaient pas accès aux textes...
D’où le contresens, l’interprétation de Marx comme un scientiste. Marx signale la différence entre ce qu’il appelle « la science allemande et la science anglaise ». Pour lui, la science anglaise, c’est les sciences exactes ou positives. Il est très admiratif, parfois à l’excès, pour les progrès de la physique, de la chimie, de la géologie... Et il y a la science allemande, la Wissenschaft, qui n’est pas la science au sens français du terme : c’est le mouvement dynamique de la connaissance. Très peu de gens en France s’en sont rendu compte. En particulier le premier Althusser, celui des années 1960, a construit sa notoriété sur un complexe de scientificité, une volonté que le marxisme soit si scientifique que des marxistes puissent être reconnus par leurs pairs académiques comme des gens sérieux, et non comme des signataires de pétitions, des intellectuels mercenaires. D’où la quête (inachevée !) dans l’œuvre de Marx d’une « coupure épistémologique » introuvable : quand Marx est-il devenu savant, au lieu d’être idéologue et philosophe ? Finalement, Althusser découvre le pot au rose : Marx serait devenu marxiste peu avant sa mort, en 1883, dans un petit texte que sont lesNotes sur Wagner. Il était temps !
Pourquoi cet acharnement à trouver ce partage radical entre l’enfer de l’idéologie et l’univers lumineux de la science ? C’est pour être savant à la française. Les exceptions sont très peu nombreuses, de ceux qui ont compris qu’il y avait une autre idée de la connaissance chez Marx. Il y a eu Manuel Sacristan en Espagne, il y a Blanchot en France : dans un court texte de l’Amitié, qui s’intitule « Les trois paroles de Marx », il montre comment Marx mêle ses trois paroles, la politique, la philosophie, et puis cette idée de science qui est si déconcertante dans la culture française. Finalement, la chute du Mur de Berlin et l’explosion de l’Union soviétique auront probablement libéré Marx et ses mille (et un) marxismes des orthodoxies doctrinaires qui les tenaient captifs. Je dis mille et un, car le problème est là : chercher ce qui dans cette pluralité des marxismes peut constituer leur unité, ce qui permet de départager les interprétations légitimes du contresens pur et simple.
Je reçois un message émanant du PRCF, le Pôle de renaissance communiste en France, où il est question de « forger à la base et dans l’action un Front de résistance antifasciste, populaire, patriotique et progressiste unissant tous les républicains », de« construire l’organisation du PRCF (remise des cartes, abonnement à l’IC, construction des JRCF...) », d’ « inscrire le bonnet phrygien dans le blanc de l’étendard national », etc. Ces fossiles me font froid dans le dos. Je vais chercher du réconfort auprès d’un marxiste sensible et subtil : Daniel Bensaid.
Pour vous, être marxiste aujourd’hui, c’est quoi, au fond ?
Je ne dirais pas que je ne le proclame plus, mais je le dis rarement, parce que l’histoire du mot a pris le dessus sur le sens, la connotation sur la signification. Le mot a servi a tant de choses différentes et contradictoires qu’il ne peut plus être utilisé innocemment. Il y a eu des marxismes d’État, des marxismes de parti... Aujourd’hui, il faudrait parler de mille (et un) marxismes. Ce pluralisme découle des contradictions mêmes et des limites historiques de la pensée de Marx. C’est un héritage ouvert : comme disait Derrida, l’héritage, ce n’est pas quelque chose qu’on dépose au coffre, c’est ce qu’en font – et en feront - les héritiers.
Pour trouver un sens, il faut revenir au noyau dur, au titre qui a accompagné Marx pendant près de quarante ans, des manuscrits de 1844 à sa mort : « la critique de l’économie politique ». Prenons l’exemple de la mondialisation. Beaucoup d’esprits critiques racontent comment elle fonctionne - les paradis fiscaux, la spéculation financière, la marchandisation généralisée, y compris du vivant - mais tout ça, c’est descriptif, ce n’est pas explicatif. La force de Marx, c’est d’avoir anticipé, au moment où l’on était au tout début du capitalisme industriel – quand il parle du prolétariat dans les années 1840, c’est qui ? ce sont les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, les joailliers et les tailleurs allemands qui font de la couture à domicile. Il a démonté à l’origine le mécanisme naissant de l’accumulation du capital. Aujourd’hui, on a un sentiment permanent d’accélération du temps, d’hystérisation de la vie quotidienne, d’invasion de l’espace par la logique marchande jusqu’à l’occuper tout entier. Ce n’est pas le pur effet de la technologie, même si elle y contribue, mais c’est la logique de l’accumulation du capital qui, pour échapper à sa propre ombre, est obligé de tourner de plus en plus vite sur lui-même, comme un derviche, pour compenser son rendement décroissant. Pour comprendre notre monde au lieu de se contenter de critiquer et de dénoncer, la pensée de Marx reste un point de départ – pas un point d’arrivée bien sûr ! Braudel disait d’ailleurs que si l’on voulait en finir avec le marxisme, il faudrait une incroyable police du vocabulaire. Il y a des éléments de cette pensée qui sont devenus la prose quotidienne de notre temps, même chez ceux qui ne sont pas marxistes du tout. Donc, pour moi, être marxiste c’est garder ces outi ls de compréhension du monde, pas pour les conserver mais pour les faire vivre. C’est penser que ce monde-là n’est pas réformable par retouches, qu’il faut le changer, et que l’urgence en est plus grande que jamais.
Il y a un danger, que Derrida avait perçu dès 1996 dans Spectres de Marx le="font-family: 'times new roman', times;">, celui d’une réhabilitation académique de Marx, sur le mode : c’est une pensée puissante, et s’il ne s’était pas mis en tête de faire de la politique, il aurait pu être quelqu’un de tout à fait fréquentable : il est dans la Pléiade, c’est déjà une installation monumentale (Lénine a peu de chances d’entrer dans la Pléiade !), il fait partie du Panthéon des penseurs de notre époque, mais il aurait mieux valu qu’il ne se mêle pas d’écrire sur la Commune de Paris. Mais justement, chez Marx, c’est indissociable. Ce qui en fait une figure nouvelle d’intellectuel qui, de manière acrobatique, a mené de front dans les années 1860 la rédaction du Capital et l’organisation matérielle, le collage des timbres, si l’on veut, sur les convocations de la Ie Internationale. Pour toutes ces raisons, je pense, comme Derrida encore, qu’il n’y a « pas d’avenir sans Marx » : pour, contre, avec, oui, mais pas « sans ». Et quand les néolibéraux traitent Marx de ringard du XIXe siècle, ça me fait rire, alors qu’eux-mêmes en sont à Hobbes, à Locke et à Tocqueville. Marx est un penseur contemporain, et sa contemporanéité, c’est le capital lui-même, c’est lui qui est son alter ego. Il est entré dans le cerveau impersonnel du capital, comme un profileur de roman policier entre dans le cerveau et la logique d’un serial killer. Et aujourd’hui, le cerveau s’est développé, mais pour comprendre comment il fonctionne, il faut en passer par Marx. Si je suis marxiste, c’est dans ce sens et pour ces raisons-là.
Est-ce que vous voyez un fondement à la distinction entre un Marx de jeunesse, et le Marx plus économiste, plus productiviste du Capital ?Il me semble que les œuvres de la maturité n’ont pas le même ton, qu’on ne trouve plus dans les années 1860 la même joyeuse agressivité, la même insolence que dans les années 1840.
Personne ne sort intellectuellement armé de la cuisse de Jupiter, et il y a donc un roman de formation pour Marx comme pour quiconque. Tout au début, il y a un Marx démocrate libéral, jusqu’au tournant de 1843-1844, quand il travaille à la Gazette rhénane, quand il refuse de manière explicite l’appellation même de communiste. Et puis il y a cette rupture, comme il le dit, avec la vieille conscience philosophique héritée de Hegel : les textes fondamentaux qui mûrissent en 1843 et sont publiés en 1844 dans l’unique numéro des Annales franco-allemandes : Sur la question juive, et l’Introduction à la critique de la philosophie du droit où, pour la première fois, il parle du prolétariat.
Ensuite, il passe d’un genre philosophique, et même parfois lyrique, à une critique dont l’aspiration à la rigueur produit une impression d’austérité. Travailler sur les statistiques des fabriques anglaises, sur les schémas de reproduction, ce n’est pas désopilant. Engels le lui disait, le livre II du Capital va être aride ! En revanche, les premiers chapitres du Livre I sur le fétichisme de la marchandise, où l’on voit le travailleur venir se vendre sur le marché, où l’on suit l’homme aux écus dans les sous-sols, ou encore le chapitre sur l’accumulation primitive en Angleterre, tous ces textes sont très poétiques. C’est une grande œuvre littéraire, dont l’un des rares équivalents serait À la recherche du temps perdu...
Ah bon ! ça alors !
Ça peut paraître bizarre, mais c’est la même construction : chez Proust, on part de la madeleine, et, en l’ouvrant, il en sort un monde, le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, etc. Et Marx part de la marchandise, de ce qu’on a sous la main de plus banal, un crayon, une paire de lunettes – on ouvre ça, et il en sort, comme du chapeau d’un magicien, le travail abstrait et le travail concret, la valeur d’usage et la valeur d’échange, le capital constant et le capital variable, le capital fixe et le capital circulant… : tout un monde là aussi ! Et la boucle est bouclée : on a d’un côté le Temps retrouvé, et de l’autre, au bout du cycle de la production, de la circulation, et de la reproduction, on trouve le Capital en chair et en os et non plus à l’état de squelette, le Capital comme grand sujet vivant de la tragédie moderne. Mais l’idée a été développée par certains, par le jeune Gramsci en particulier (et bien plus tard par Negri), qu’il y a un Marx de la révolte et de la subjectivité – en particulier dans les manuscrits de 1857-1858 – et que plus tard cette dimension disparaît. Castoriadis, qui était pourtant quelqu’un de cultivé, a même dit que dans Le Capital, il n’y avait plus de lutte de classes ! Je n’ai jamais compris comment on peut sortir une telle énormité. Il ne s’agit pourtant pas seulement dans Le Capital de décortiquer les mécanismes de l’exploitation, de la plus-value, ce qui était un enjeu à l’époque, mais c’était politique, c’était le point d’appui nécessaire pour la critique de Proudhon, pour montrer qu’on n’arriverait pas à supprimer l’exploitation et l’oppression par un crédit équitable et une juste répartition, qu’il fallait aller à la source même de l’extorsion de plus-value. Mais l’article de Gramsci, « La Révolution contre Le Capital », est resté célèbre – la révolution comme subjectivité, contre une science froide, filon repris par Negri dans Marx au-delà de Marx.
Je pense qu’on ne peut pas découper une œuvre au sécateur. Les manuscrits de 1857-58, que certains trouvent plus lyriques, plus audacieux sur le plan littéraire, font partie des matériaux préparatoires du Capital. Et la capacité d’indignation et de révolte, elle est toujours présente dans Le Capital, et la part de subjectivité aussi. Et la part d’indignation, de révolte, mais d’indignation et de révoltes raisonnées, maîtrisées, pour que la lutte en devienne plus efficace.
Une partie des réserves sur l’œuvre de Marx tient au fait que ses idées se sont confondues dans les esprits avec un marxisme doctrinaire. J’ai moi-même été formé avec l’immortelle brochure de Staline, Matérialisme historique et matérialisme dialectique, avec les Principes élémentaires de philosophie de Georges Politzer, etc. Une autre raison, c’est la méconnaissance éditoriale de Marx en France. En 1968, lesGrundrisse n’étaient pas traduits, Althusser ne les connaissait pas. Il pousse un peu la coquetterie, puisque dans L’Avenir dure longtemps, il prétend qu’il n’avait lu à l’époque que le livre I du Capital. C’est cette méconnaissance qui a fait attribuer à Marx en France une lecture à dominance positiviste. On considère souvent que Marx et Auguste Comte, c’est du pareil au même, alors que pour Marx, Comte était un triple crétin. Dans tout le Capital, je crois qu’il n’y a sur Comte que deux notes de bas de page, pour dire : « Comment peut-on écrire des choses pareilles, trente ans après Hegel ? »Il n’empêche, toute l’université française, en tout cas les sciences dites humaines, a été dominée par le comtisme. Littré était l’héritier direct de Comte, et Durkheim aussi, et l’historiographie de Lavisse, et Jules Ferry, tout l’appareil académique était positiviste. Et le mouvement ouvrier français, du moins dans sa partie intellectuelle, a été lui aussi coulé dans ce moule : il y avait peu de germanistes parmi ses fondateurs, à part Jaurès et Sorel, donc ils n’avaient pas accès aux textes...
D’où le contresens, l’interprétation de Marx comme un scientiste. Marx signale la différence entre ce qu’il appelle « la science allemande et la science anglaise ». Pour lui, la science anglaise, c’est les sciences exactes ou positives. Il est très admiratif, parfois à l’excès, pour les progrès de la physique, de la chimie, de la géologie... Et il y a la science allemande, la Wissenschaft, qui n’est pas la science au sens français du terme : c’est le mouvement dynamique de la connaissance. Très peu de gens en France s’en sont rendu compte. En particulier le premier Althusser, celui des années 1960, a construit sa notoriété sur un complexe de scientificité, une volonté que le marxisme soit si scientifique que des marxistes puissent être reconnus par leurs pairs académiques comme des gens sérieux, et non comme des signataires de pétitions, des intellectuels mercenaires. D’où la quête (inachevée !) dans l’œuvre de Marx d’une « coupure épistémologique » introuvable : quand Marx est-il devenu savant, au lieu d’être idéologue et philosophe ? Finalement, Althusser découvre le pot au rose : Marx serait devenu marxiste peu avant sa mort, en 1883, dans un petit texte que sont lesNotes sur Wagner. Il était temps !
Pourquoi cet acharnement à trouver ce partage radical entre l’enfer de l’idéologie et l’univers lumineux de la science ? C’est pour être savant à la française. Les exceptions sont très peu nombreuses, de ceux qui ont compris qu’il y avait une autre idée de la connaissance chez Marx. Il y a eu Manuel Sacristan en Espagne, il y a Blanchot en France : dans un court texte de l’Amitié, qui s’intitule « Les trois paroles de Marx », il montre comment Marx mêle ses trois paroles, la politique, la philosophie, et puis cette idée de science qui est si déconcertante dans la culture française. Finalement, la chute du Mur de Berlin et l’explosion de l’Union soviétique auront probablement libéré Marx et ses mille (et un) marxismes des orthodoxies doctrinaires qui les tenaient captifs. Je dis mille et un, car le problème est là : chercher ce qui dans cette pluralité des marxismes peut constituer leur unité, ce qui permet de départager les interprétations légitimes du contresens pur et simple.