"Il n’y a pas de contretemps, de détour ou de parenthèses dans l’histoire. 70 ans de détour en URSS quand c’est le stalinisme c’est plus qu’un détour, c’est un embranchement, c’est une bifurcation et ça pèsera durablement. Le mort va peser sur le vif durablement. On peut pas ignorer ça."Daniel Bensaid, le 25 septembre 1991
Il y a un an, le 12 janvier 2010, disparaissait Daniel Bensaid.
20 ans plus tôt, en aout 1991, à la suite de l’échec du putsch contre Gorbatchev disparaissait l’URSS sans plus qu’aucune force signifiante de la population n’en défende de quelconques « acquis », fussent ils d’ « octobre 1917 ». Le seul slogan qui émergea alors – et qui domine toujours - fut « Russia, Russia ! ».Le seul drapeau brandi fut celui de la Russie. (Il faut cependant signaler pour l’histoire la présence d’une barricade et d’un drapeau anarchiste en défense du bâtiment du parlement)
Pour se replacer dans la situation, on peut visionner le film « Moscou, trois jours en août » d’Iossif Pasternak qui montre les trois journées d’août 1991 où Eltsine réussit à entrainer, avec la mobilisation de la population, une partie de l’état et de l’armée soviétique contre le putsch présidé par Ianaiev et à sauver Gorbatchev au prix de la dissolution de l’URSS et de la rupture constitutionnelle avec le parti état soviétique issu de la dictature stalinienne. La dictature du parti état sombrait isolée, assimilée à une vulgaire junte de type « fasciste ».
Dans un meeting de la LCR à Paris au palais de la Mutualité, à l’assistance réduite, le 25 septembre 1991, Daniel Bensaid conclut par cette intervention retranscrite ici ou il prenait la mesure, sur le vif de l’évènement, de cette véritable réorganisation mondiale en cours et de ses conséquences qu’il appelait à regarder en face et à discuter sans tabou. Il ne cessa depuis de s’interroger sur cette défaite au 20eme siècle du camp de l’émancipation et sur les voies possibles pour sa refondation.
La question demeure ouverte.
A relire aujourd’hui l’intervention de Daniel Bensaid, avec le recul, on peut faire trois remarques :
- Face à ceux qui pensaient qu’avec la disparition de l’URSS l’idée du communisme et du socialisme allait pouvoir reprendre son « cours historique », comme si rien n’avait été du stalinisme, Daniel Bensaid répondait non et affirmait sa conception de l’histoire. Même si le dernier mot n’est jamais dit et qu’il ne faut rien renoncer de ses combats, il n’y a aucune voie tracée à l’avance, « Il n’y a pas de contretemps dans l’histoire ». Le stalinisme est une « bifurcation » qui pèsera durablement. « Le mort va peser sur le vif durablement ». « on ne peut ignorer ça »
- Il note une des raisons notables de l’écroulement de l’URSS. Ce n’est pas seulement une aspiration démocratique. C’est « une défaite à plat de coutures » de l’URSS « sur le terrain même du développement des forces productives ». L’URSS était entrée dans une phase de régression sociale avec une baisse même de l’espérance de vie. « C’est un bombardement de marchandises capitalistes » qui défait l’idée socialiste à l’est, même « à visage humain », même sans les bureaucrates. L’idée du socialisme vue comme seule devant permettre historiquement un développement des forces productives – et le communisme - face au capitalisme analysé comme un régime ou les forces productives ont cessé de croitre est contredite dans les faits. A contre pied de tous les pronostics théoriques, c’est le capitalisme qui triomphe sur le terrain même du « développement ».
D’où la conséquence idéologique qui ne va pas manquer : c’est la critique qualitative de la nature même des marchandises capitalistes et du système qui les produisent qui va prendre le pas. La critique écologique, voire morale du capitalisme va prendre le pas sur la critique classique jusque là du capitalisme analysé comme un obstacle au développement quantitatif des forces productives.
D’où la conséquence idéologique qui ne va pas manquer : c’est la critique qualitative de la nature même des marchandises capitalistes et du système qui les produisent qui va prendre le pas. La critique écologique, voire morale du capitalisme va prendre le pas sur la critique classique jusque là du capitalisme analysé comme un obstacle au développement quantitatif des forces productives.
L’idée dominante qui s’impose alors c’est que pour sortir du sous développement et de la pénurie, il faut non seulement sortir de la dictature du parti état, mais aussi sortir de l’économie planifiée en introduisant un minimum de libres marchés. La privatisation des entreprises n’est plus vue comme une régression sociale mais au contraire comme une partie même des conditions de la sortie de l’économie étatique de pénurie et de rationnement.
Il faut regarder cette défaite en face, affirme déjà Bensaid en 1991, et passer à la critique écologique du capitalisme sous estimée par Marx. C’est le productivisme même, et le fétichisme des marchandises en tant que tel, qu’il s’agit de critiquer pour refonder une critique pertinente du capitalisme.
Ce qui n’est pas sans poser un sérieux problème politique. L’anticapitalisme peut il avoir un avenir majoritaire en se réduisant d’emblée à une critique « anti-productiviste » et donc en prônant un retour à un développement plus faible, voire, pour certains courants, une « décroissance », la décroissance étant la cause même qui a fait s’écrouler l’URSS en 1991 ? Les luttes sociales pour un autre partage de la richesse ne sont pas exactement des luttes pour une décroissance « anti-productiviste ». "Un autre monde est certes possible" mais on l’espère meilleur.
- Daniel Bensaid pressent aussi les changements des rapports des forces dans le monde quant à la violence. La technologie dans une guerre totale impliquant davantage encore les populations civiles atteint des sommets et change la nature même de la guerre. Si en 1967, Che Guevara pouvait souhaiter la multiplication de « plusieurs Vietnam », si en 1975 la victoire du Vietnam contre l’impérialisme américain pouvait encore être saluée dans Rouge comme la « victoire de la tranchée avancée du prolétariat mondial » - avec toutefois déjà des réserves puisque débouchant sur une guerre avec le pays « frère socialiste » chinois -, en 1991, c’est la menace même de guerres totales qui devient préoccupante. Peut-on encore sérieusement penser retourner les guerres impérialistes en guerres civiles « révolutionnaires », ce qui avait fondé dans les années 1920 les bases de la scission de l’internationale communiste avec l’internationale socialiste ? Sans retourner au pacifisme intégral, les voies de la critique de la violence comme chemin émancipateur sont ouvertes. La résistance de la société soviétique au putsch du parti état en août 1991 se définira d’emblée comme pacifique et appellera à la non violence des forces armées contre la violence de la « junte fasciste ». La thématique propagandiste « antifasciste » de l’URSS maniée depuis les années 30 face au nazisme se retournait contre la violence instituée du parti état, ouvrant la voie à la thématique du « fascisme rouge » et au parallélisme entre fascisme, révolution violente et régime communiste.
De quoi y perdre un peu plus le « sens de l’histoire ».
De quoi y perdre un peu plus le « sens de l’histoire ».