Dans un bref entretien publié par le journal Le Monde (12 septembre 2003) , Marco Aurelio Garcia, ancien militant du Mir chilien, aujourd’hui conseiller diplomatique personnel du président Lula, revient sur les leçons du coup d’Etat chilien.
1. La « principale leçon à retenir » serait « qu’un projet de transformation politique a besoin d’un système d’alliance fort ». Soit. Marco Aurelio se demande en conséquence pourquoi l’alliance large entre l’Unité populaire et la démocratie chrétienne, esquissée en 1970 à l’occasion de l’assassinat du général Schneider, commandant de l’armée, n’a pas été confirmée et consolidée par la suite. Comme si la question des alliances était séparable de celle des politiques suivies et comme si pouvait être mise entre parenthèse la logique conflictuelle de la lutte des classes. Devant la radicalisation du mouvement, l’extension de l’ère de propriété sociale en 1972, les tentatives d’autodéfense de masses (notamment au lendemain de la tentative avortée de coup d’Etat de juin 1972 annonçant le coup réussi du 11 septembre), les partis bourgeois ont logiquement défendu l’ordre bourgeois contre l’extension des conquêtes sociales, l’organisation des soldats dans l’armée, la centralisation des cordons industriels et des commandos communaux. Marco Aurelio aurait-il oublié qu’après la crise d’octobre 1972, la réponse fut précisément un « élargissement de l’alliance » sous forme d’intégration des généraux au gouvernement. Le secrétaire général du PC, Luis Corvalan, déclarait alors : « Il ne fait aucun doute que le cabinet où sont représentées les trois branches des forces armées constitue une digue contre la sédition » ! Le scénario s’est répété lors de la crise de juin 1973, Pinochet en personne accédant alors au gouvernement pour mieux préparer son sinistre coup.
2. La question devient alors de savoir s’il fallait sacrifier à cet improbable élargissement des alliances une politique de réformes visant à consolider le soutien populaire au gouvernement Allende. C’est ce que suggère Marco Aurelio Garcia, en incriminant « la fuite en avant » d’une bonne partie de la gauche chilienne, comme si cette gauche radicale portait ainsi la moindre responsabilité d’un coup d’Etat fomenté par les réaction et la CIA (c’est aujourd’hui largement documenté et établi) dans le cadre du sinistre plan Condor, dès la victoire électorale d’Allende. Le sabotage illustré par la grève patronale de l’automne 1972 illustre la pression croissante de l’impérialisme et l’étranglement imposé à une économie dont le taux de croissance est passé de 14% en 1971 à 2,4% en 1972.
3. Cette façon de rendre la gauche radicale responsable de l’échec fait écho bien sûr à des polémiques actuelles au sein de la gauche. Pour Marco Aurelio Garcia, la faute du MIR (mouvement de la gauche révolutionnaire, principale organisation de l’extrême-gauche) aurait été de « se cantonner dans une position erronée, voula nt constituer une alternative absolue au lieu d’être le versant critique de l’Unité populaire. » Marco Aurelio sait pourtant fort bien que le Mir a soutenu la victoire de l’UP et, sans y participer, le gouvernement Allende (allant jusqu’à assurer la garde personnelle du président). En 1972, le MIR envisagea même d’entrée au gouvernement, mais il renonça devant le cours droitier en matière de politique économique et d’alliances impulsé par le Parti communiste.
La question est ailleurs, dans l’hypothèse stratégique de guerre populaire prolongée qui guidait alors l’action du MIR. Le MIR s’attendait à un renversement du gouvernement mais sous la forme d’une défaite limitée qui donnerait le coup d’envoi de cette guerre prolongée. Dès lors il se préparait davantage aux tâches imaginaires du lendemain ou du surlendemain davantage qu’à la tâche de l’heure : l’affrontement dont la menace se précisait tout au long de l’année 1973. C’est d’ailleurs sur ce point que revient aujourd’hui l’un des rares survivants de la direction du MIR, Andrès Pascal, estimant que l’erreur stratégique fut de ne pas tenter de répliquer au « tankazo » (le coup avorté de juin 73) par une contre offensive insurrectionnelle, sociale et armée.
4. Marco Aurelio Garcia juge illusoire ette « prolématique du double pouvoir » selon laquelle les cordons industriels pouvaient constituer des embryons de soviets. C’est toute la question. La centralisation des cordons et des commandos communaux, combinée à des expériences démocratiques larges comme l’assemblée populaire de Conception, pouvait-elle déboucher sur la formation d’un pouvoir populaire constituant ? Il ne suffit pas de constater les faiblesses ou les forces. Elles dépendent en partie des stratégies et des volontés en présence. Et si, comme l’affirme Garcia, il n’y a « quasiment pas eu de résistance au coup d’Etat » (jugement pour le moins expéditif et unilatéral), il faut s’interroger sur la manière dont cette résistance a été préparée et sur les mots d’ordre qui n’ont pas été lancés le jour où Pinochet a fait bombarder la Moneda.
Bien sûr, pour poser le problème dans ces termes, encore faut-il admettre que la radicalisation d’un processus révolutionnaire n’est qu’une réponse, dans une escalade aux extrêmes, à une contre-révolution en marche. L’hypothèse tranquille d’un consensus social avec la bourgeoisie et d’une bénédiction de l’impérialisme est tout aussi irréelle que celle d’une stabilisation démocratique du gouvernement Kerensky entre février et octobre. Les Kornilov et les Pinochet ne l’ont jamais entendu de cette oreille.
5. Pour faire bonne mesure, Le Monde publie, dans son numéro du 12 septembre, un article de Jorge Castaneda (ancien ministre mexicain des relations extérieures du gouvernment Fox) décrétant imprudemment que « l’ère des révolutions est close » (et celle des contre-révolutions ?), ainsi qu’un article de Paolo Antonio Paranagua tendant à réduire les expériences stratégiquement fort diverses (de Cuba au Nicaragua et au Salvador, en passant par la Bolivie, le Pérou, ou l’Argentine), à une « pulsion de mort » (sic !) des militants. Qu’il entre une part d’ombre dans les motivations individuelles, c’est une banalité universelle. Cela n’autorise nullement à psychologiser et à dépolitiser les engagements et leur sens politique au cliché journalistique de la fuite en avant suicidaire, comme il devient de bon ton de le faire, notamment à propos de la mort du Che en Bolivie.
6. Elargissant la portée des leçons du Chili, Marco Aurelio Garcia rend hommage à la lucidité « du dirigeant communiste italien Enrico Berlinguer » qui « a remarqué d’emblée qu’un ne peut pas gouverner avec une faible majorité ». L’expérience chilienne a en effet aussitôt servi d’argument (d’alibi) à la gauche respectueuse européenne pour précher « le compromis historique » ou le « pacte de la Moncloa ». Un quart de siècle plus tard, quel est leur bilan. Le compromis historique a contribué à désarmer le mouvement ouvrier italien et conduit à la débâcle de l’Olivier et à l’avènement de Berlusconi. Berlinguer et ses héritiers (comme Robert Hue) ont sacrifié l’alternative aux alliances. Ils ont ainsi évité les coups d’Etat, mais au prix d’un renoncement à tout changement social sérieux, d’un enfoncement dans la crise, et d’une capitulation en rase campagne devant la contre-réforme libérale.
7. Ce retour pour le moins étrange en forme d’oraison funèbre sur l’expérience chilienne permet à Marco Aurelio Garcia d’établir un parallèle entre le « modèle chilien » et le « modèle brésilien », entre le gouvernement Allende et le gouvernement Lula, à l’avantage écrasant du second bien sûr. Mieux vaudrait « laisser du temps au temps ». Nous avons à l’époque adressé des critiques (parfois peut-être excessivement sévères) à Salvador Allende. Il n’empêche que le personnage mérite le respect et tiendra dignement son rang dans l’histoire. Si la politique libérale suivie depuis le début de l’année (au nom des alliances les plus larges) par le gouvernement Lula continue, il n’est pas sûr, hélas, que, d’ici quelques années, le « modèle brésilien » n’apparaisse comme un exemple de plus d’une capitulation sans grandeur devant l’ordre dominant. Il paraît que Lula est obsédé par l’idée de ne pas finir comme Walesa. Rien ne dit en effet qu’il parvienne à l’éviter.
1. La « principale leçon à retenir » serait « qu’un projet de transformation politique a besoin d’un système d’alliance fort ». Soit. Marco Aurelio se demande en conséquence pourquoi l’alliance large entre l’Unité populaire et la démocratie chrétienne, esquissée en 1970 à l’occasion de l’assassinat du général Schneider, commandant de l’armée, n’a pas été confirmée et consolidée par la suite. Comme si la question des alliances était séparable de celle des politiques suivies et comme si pouvait être mise entre parenthèse la logique conflictuelle de la lutte des classes. Devant la radicalisation du mouvement, l’extension de l’ère de propriété sociale en 1972, les tentatives d’autodéfense de masses (notamment au lendemain de la tentative avortée de coup d’Etat de juin 1972 annonçant le coup réussi du 11 septembre), les partis bourgeois ont logiquement défendu l’ordre bourgeois contre l’extension des conquêtes sociales, l’organisation des soldats dans l’armée, la centralisation des cordons industriels et des commandos communaux. Marco Aurelio aurait-il oublié qu’après la crise d’octobre 1972, la réponse fut précisément un « élargissement de l’alliance » sous forme d’intégration des généraux au gouvernement. Le secrétaire général du PC, Luis Corvalan, déclarait alors : « Il ne fait aucun doute que le cabinet où sont représentées les trois branches des forces armées constitue une digue contre la sédition » ! Le scénario s’est répété lors de la crise de juin 1973, Pinochet en personne accédant alors au gouvernement pour mieux préparer son sinistre coup.
2. La question devient alors de savoir s’il fallait sacrifier à cet improbable élargissement des alliances une politique de réformes visant à consolider le soutien populaire au gouvernement Allende. C’est ce que suggère Marco Aurelio Garcia, en incriminant « la fuite en avant » d’une bonne partie de la gauche chilienne, comme si cette gauche radicale portait ainsi la moindre responsabilité d’un coup d’Etat fomenté par les réaction et la CIA (c’est aujourd’hui largement documenté et établi) dans le cadre du sinistre plan Condor, dès la victoire électorale d’Allende. Le sabotage illustré par la grève patronale de l’automne 1972 illustre la pression croissante de l’impérialisme et l’étranglement imposé à une économie dont le taux de croissance est passé de 14% en 1971 à 2,4% en 1972.
3. Cette façon de rendre la gauche radicale responsable de l’échec fait écho bien sûr à des polémiques actuelles au sein de la gauche. Pour Marco Aurelio Garcia, la faute du MIR (mouvement de la gauche révolutionnaire, principale organisation de l’extrême-gauche) aurait été de « se cantonner dans une position erronée, voula nt constituer une alternative absolue au lieu d’être le versant critique de l’Unité populaire. » Marco Aurelio sait pourtant fort bien que le Mir a soutenu la victoire de l’UP et, sans y participer, le gouvernement Allende (allant jusqu’à assurer la garde personnelle du président). En 1972, le MIR envisagea même d’entrée au gouvernement, mais il renonça devant le cours droitier en matière de politique économique et d’alliances impulsé par le Parti communiste.
La question est ailleurs, dans l’hypothèse stratégique de guerre populaire prolongée qui guidait alors l’action du MIR. Le MIR s’attendait à un renversement du gouvernement mais sous la forme d’une défaite limitée qui donnerait le coup d’envoi de cette guerre prolongée. Dès lors il se préparait davantage aux tâches imaginaires du lendemain ou du surlendemain davantage qu’à la tâche de l’heure : l’affrontement dont la menace se précisait tout au long de l’année 1973. C’est d’ailleurs sur ce point que revient aujourd’hui l’un des rares survivants de la direction du MIR, Andrès Pascal, estimant que l’erreur stratégique fut de ne pas tenter de répliquer au « tankazo » (le coup avorté de juin 73) par une contre offensive insurrectionnelle, sociale et armée.
4. Marco Aurelio Garcia juge illusoire ette « prolématique du double pouvoir » selon laquelle les cordons industriels pouvaient constituer des embryons de soviets. C’est toute la question. La centralisation des cordons et des commandos communaux, combinée à des expériences démocratiques larges comme l’assemblée populaire de Conception, pouvait-elle déboucher sur la formation d’un pouvoir populaire constituant ? Il ne suffit pas de constater les faiblesses ou les forces. Elles dépendent en partie des stratégies et des volontés en présence. Et si, comme l’affirme Garcia, il n’y a « quasiment pas eu de résistance au coup d’Etat » (jugement pour le moins expéditif et unilatéral), il faut s’interroger sur la manière dont cette résistance a été préparée et sur les mots d’ordre qui n’ont pas été lancés le jour où Pinochet a fait bombarder la Moneda.
Bien sûr, pour poser le problème dans ces termes, encore faut-il admettre que la radicalisation d’un processus révolutionnaire n’est qu’une réponse, dans une escalade aux extrêmes, à une contre-révolution en marche. L’hypothèse tranquille d’un consensus social avec la bourgeoisie et d’une bénédiction de l’impérialisme est tout aussi irréelle que celle d’une stabilisation démocratique du gouvernement Kerensky entre février et octobre. Les Kornilov et les Pinochet ne l’ont jamais entendu de cette oreille.
5. Pour faire bonne mesure, Le Monde publie, dans son numéro du 12 septembre, un article de Jorge Castaneda (ancien ministre mexicain des relations extérieures du gouvernment Fox) décrétant imprudemment que « l’ère des révolutions est close » (et celle des contre-révolutions ?), ainsi qu’un article de Paolo Antonio Paranagua tendant à réduire les expériences stratégiquement fort diverses (de Cuba au Nicaragua et au Salvador, en passant par la Bolivie, le Pérou, ou l’Argentine), à une « pulsion de mort » (sic !) des militants. Qu’il entre une part d’ombre dans les motivations individuelles, c’est une banalité universelle. Cela n’autorise nullement à psychologiser et à dépolitiser les engagements et leur sens politique au cliché journalistique de la fuite en avant suicidaire, comme il devient de bon ton de le faire, notamment à propos de la mort du Che en Bolivie.
6. Elargissant la portée des leçons du Chili, Marco Aurelio Garcia rend hommage à la lucidité « du dirigeant communiste italien Enrico Berlinguer » qui « a remarqué d’emblée qu’un ne peut pas gouverner avec une faible majorité ». L’expérience chilienne a en effet aussitôt servi d’argument (d’alibi) à la gauche respectueuse européenne pour précher « le compromis historique » ou le « pacte de la Moncloa ». Un quart de siècle plus tard, quel est leur bilan. Le compromis historique a contribué à désarmer le mouvement ouvrier italien et conduit à la débâcle de l’Olivier et à l’avènement de Berlusconi. Berlinguer et ses héritiers (comme Robert Hue) ont sacrifié l’alternative aux alliances. Ils ont ainsi évité les coups d’Etat, mais au prix d’un renoncement à tout changement social sérieux, d’un enfoncement dans la crise, et d’une capitulation en rase campagne devant la contre-réforme libérale.
7. Ce retour pour le moins étrange en forme d’oraison funèbre sur l’expérience chilienne permet à Marco Aurelio Garcia d’établir un parallèle entre le « modèle chilien » et le « modèle brésilien », entre le gouvernement Allende et le gouvernement Lula, à l’avantage écrasant du second bien sûr. Mieux vaudrait « laisser du temps au temps ». Nous avons à l’époque adressé des critiques (parfois peut-être excessivement sévères) à Salvador Allende. Il n’empêche que le personnage mérite le respect et tiendra dignement son rang dans l’histoire. Si la politique libérale suivie depuis le début de l’année (au nom des alliances les plus larges) par le gouvernement Lula continue, il n’est pas sûr, hélas, que, d’ici quelques années, le « modèle brésilien » n’apparaisse comme un exemple de plus d’une capitulation sans grandeur devant l’ordre dominant. Il paraît que Lula est obsédé par l’idée de ne pas finir comme Walesa. Rien ne dit en effet qu’il parvienne à l’éviter.