Hémisphère gauche. Par Razmig Keucheyan

Une cartographie des nouvelles pensées critiques
 
« La défaite est une expérience douloureuse, que l’on est toujours tenté de sublimer. »
Perry Anderson, Spectrum.

INTRODUCTION

Dans sa préface à Aden Arabie, Jean-Paul Sartre rapproche Paul Nizan de la jeunesse insurgée des années 1960. Il évoque la communauté de révolte qui réunit souterrainement son ancien condisciple des années 1930 et les étudiants qui, trente ans plus tard, partent à l’assaut du vieux monde. Dans l’après-guerre, Nizan avait subi une longue éclipse. Il resurgit soudain et est réédité à l’orée de deux décennies révolutionnaires, plus actuel que jamais. « D’année en année, dit Sartre, son hibernation l’a rajeuni. Il était notre contemporain hier ; aujourd’hui c’est le leurnote. » Qu’une œuvre puisse hiberner de la sorte et susciter l’intérêt de générations nouvelles requiert des conditions précises. D’une manière ou d’une autre, elle doit « parler » à la jeunesse, c’est-à-dire à tout le moins projeter un éclairage particulier sur le monde dans lequel elle est plongée.

La détermination de ce qui est contemporain se trouve au cœur de cet ouvrage. De même que l’est le rapport qu’entretient le contemporain avec ce qui – provisoirement ou définitivement – ne l’est plus. Notre propos concernera cependant non la littérature, mais la théorie générale de l’émancipation. Il portera, plus précisément, sur les nouvelles théories critiques.

L’expression « théorie critique » a une longue histoire. Elle désigne traditionnellement – le plus souvent au singulier et avec des majuscules – les penseurs de l’école de Francfort, c’est-à-dire les générations de philosophes et de sociologues qui se sont succédé aux commandes de l’Institut für Sozialforschung de cette villenote. C’est toutefois en un sens beaucoup plus large que l’expression sera employée dans cet ouvrage, et toujours au pluriel. Dans l’acception qui lui sera donnée, elle recouvre aussi bien la théorie queer développée par la féministe nord-américaine Judith Butler que la métaphysique de l’événement proposée par Alain Badiou, la théorie du postmodernisme de Fredric Jameson, le postcolonialisme de Homi Bhabha et Gayatri Spivak, l’open marxism de John Holloway ou encore le néolacanisme hégélien de Slavoj Zizek.

Les nouvelles théories critiques sont nouvelles en ceci qu’elles sont apparues après la chute du mur de Berlin, en 1989. Si la plupart ont été élaborées avant cet événement, c’est à sa suite qu’elles ont surgi dans l’espace public. On ne comprend par exemple rien à la théorie de l’« Empire » et de la « Multitude » de Michael Hardt et Toni Negrinote si l’on ne voit pas ce qu’elle doit au courant marxiste italien auquel appartint le second, à savoir l’« opéraïsme », qui naît au début des années 1960note. Pourtant, cette théorie ne s’est manifestée, sous sa forme actuelle, qu’à partir de la fin des années 1990. La nouveauté des théories critiques est étroitement liée au renouveau de la critique sociale et politique amorcé à partir de la seconde moitié des années 1990, à l’occasion d’événements comme les grèves françaises de novembre-décembre 1995, les manifestations contre l’OMC de Seattle de 1999, ou le premier « Forum social mondial » de Porto Alegre de 2001.

Une nouvelle théorie critique est une théorie, et non une simple analyse ou explication. Elle réfléchit non seulement sur ce qui est, mais aussi sur ce qui est souhaitable. En cela, elle comporte nécessairement une dimension politique. Sont critiques les théories qui remettent en question l’ordre social existant de façon globale. Les critiques qu’elles formulent ne concernent pas des aspects limités de cet ordre, comme l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, ou telle mesure relative à la réforme des retraites. Qu’elle soit radicale ou plus modérée, la dimension « critique » des nouvelles théories critiques réside dans la généralité de leur mise en question du monde social contemporainnote.

Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le centre de gravité des pensées critiques s’est situé en Europe occidentale et orientale. Il s’est aujourd’hui déplacé aux États-Unis – soit parce que les auteurs concernés sont des ressortissants de ce pays, soit, lorsqu’ils ne le sont pas, parce qu’ils enseignent dans des universités états-uniennes. Il s’agit d’un bouleversement considérable dans la géographie de la pensée qui, on le verra, n’est pas sans effets sur la nature des théoriques critiques contemporaines.

Seul un biais culturel tenace pourrait cependant laisser croire que l’avenir des théories critiques se joue encore dans les pays occidentaux. Comme l’a suggéré Perry Anderson, il y a fort à parier que la production théorique suit le parcours de la production tout court, ou en tout cas que l’évolution des deux n’est pas indépendantenote. Non, comme le penserait un matérialisme trop simple, parce que l’économie détermine « en dernière instance » les idées, mais parce que les nouvelles idées surgissent là où se posent les nouveaux problèmes. Or c’est dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil que ces problèmes surgissent déjà, ou surgiront à l’avenir.

La conjoncture historique dans laquelle se forment des théories leur imprime leurs principales caractéristiques. Le marxisme « classique » initié à la mort de Marx par Friedrich Engels – et qui inclut notamment Kautsky, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg et Otto Bauer – est apparu sur fond de turbulences politiques et économiques majeures, qui débouchèrent sur le premier conflit mondial et la révolution russe. Au contraire, le marxisme dit « occidental », dont Lukacs, Korsch et Gramsci furent les initiateurs, et auquel appartiennent notamment Adorno, Sartre, Althusser, Marcuse et Della Volpe, a été élaboré au cours d’une période de relative stabilité du capitalisme. Les thématiques abordées par ces auteurs, mais aussi leur « style » théorique, s’en ressentent clairement. Ainsi, bien qu’ils relèvent tous de la tradition marxiste, un abîme sépare Le Capital financier de Hilferding (1910) et L’État et la révolution de Lénine (1917), de Minima moralia d’Adorno (1951) et L’Idiot de la famille de Sartre (1971-1972).

Qu’en est-il du monde dans lequel s’élaborent aujourd’hui de nouvelles pensées critiques ? Si la chute du bloc soviétique a donné l’illusion d’un « nouvel ordre mondial » pacifié et prospère, l’espoir – pour ceux pour qui il en fut un – a été de courte durée. Notre époque se caractérise, entre autres, par un chômage de masse et une précarisation généralisée, par la guerre globale, par l’accroissement des inégalités Nord/Sud et une crise écologique imminente.

Le monde actuel, par son fracas, ressemble à celui dans lequel apparut le marxisme classique. Par d’autres aspects, il en diffère toutefois sensiblement, et sans doute avant tout par l’absence d’un « sujet de l’émancipation » clairement identifié. Les marxistes du début du siècle dernier pouvaient compter sur de puissantes organisations ouvrières, dont ils étaient souvent des dirigeants, et dont l’activité allait permettre de surmonter ce qui passait alors pour l’une des crises finales du capitalisme. Rien de semblable n’existe à l’heure actuelle, ni sans doute dans un avenir proche. Une fois ce constat effectué, comment continuer à penser la transformation sociale radicale ? Tel est le défi auxquelles sont confrontées les théories critiques contemporaines.

L'hymne du "Mai Daniel Bensaïd" ?

 

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