Un nouveau parti, aussi fidèle aux dominés et aux dépossédés que l’est la droite aux possédants et aux dominants, qui ne s’excuse plus d’être anticapitaliste et de vouloir changer le monde, cette idée vient de loin. Elle est aujourd’hui en passe de devenir une force militante.
[Ce texte est paru dans le livre de Daniel Bensaïd Penser/agir aux éditions Lignes]
Au seuil des années quatre-vingt-dix, la chute du Mur de Berlin et l’explosion de l’Union soviétique ont marqué la fin du « court vingtième siècle » inauguré par la Grande Guerre et la Révolution russe, mais aussi de la séquence des années d’expansion au cours de laquelle la gauche institutionnelle s’était coulée dans le moule de « l’Etat-Providence », comme si le compromis social fondé sur la croissance d’après guerre devait être éternel. La crise pétrolière de 1973 et la récession des années soixante-dix avaient donné un premier coup de semonce, aussitôt suivi d’un tournant vers la rigueur et l’austérité, accepté par les principales formations de la gauche comme s’il s’agissait d’un sacrifice temporaire, en attendant que la roue dentée du progrès ne se remette en branle.
La crise d’accumulation du capital s’est révélée d’une tout autre ampleur. Dès la fin des années soixante-dix, Thatcher et Reagan ont sonné l’heure de la contre-offensive libérale. Les grands partis sociaux-démocrates se sont résignés les uns après les autres à accompagner leur contre-réforme en s’évertuant vainement d’en limiter les excès. La crise financière, sociale, écologique actuelle constitue pour les un et les autres une épreuve de vérité. Personne, nous rabâche-t-on n’avait vu venir la débâcle. Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour comprendre que des retours sur investissements de 15% et plus pour une croissance de 3% relevaient d’un miracle aussi stupéfiant que la multiplication biblique des pains. Et pour prévoir, tant il est vrai que le monde profane a son implacable logique, que l’économie réelle finirait par rappeler à la spéculation céleste les triviales servitudes terrestres.
Le rêve libéral d’une « mondialisation heureuse » n’était donc qu’un rêve, avoue Nicolas Sarkozy dans son discours de Toulon. Il « s’est brisé » (sic) et il vire même au cauchemar. Mais au moment de payer la note du désastre, les responsabilités s’effacent dans l’anonymat d’un « on » mystérieux : « On a caché les risques toujours plus grands…, on a fait semblant de croire qu’en mutualisant les risques on les faisait disparaître…, on a laissé les banques spéculer sur les marchés au lieu de faire leur métier…, on a financé les spéculateurs plutôt que les entrepreneurs…, on a laissé sans aucun contrôle les agences de notation et les fonds spéculatifs…, on a soumis les banques à des règles comptables qui ne fournissent aucune garantie pour la gestion des risques… » Bigre ! Le réquisitoire est accablant. Mais quel est ce « On » aussi puissant qu’innommable ? Quel est ce « on », ce social killer masqué, qui a méthodiquement dérégulé les marchés et libéré la spéculation ? Il a pourtant fallu pour cela beaucoup d’énergie et de volonté des pouvoirs politiques, de droite et de gauche, depuis un quart de siècle. « Curieusement, rappelle l’ancien directeur socialiste du Crédit lyonnais, notre pays fut le premier sur le continent, dès le milieu des années 1980, à jouer à fond le grand jeu de la mondialisation et de la liberté des mouvements de capitaux ; comme s’il avait fallu un président socialiste pour orchestrer pareille variation. » Et c’est en 1988, sous un ministre des finances socialistes qu’a été initiée la « désintermédiation bancaire ». Aux Etats-Unis, c’est sous la présidence de Bill Clinton qu’a été supprimée en 1999 la loi Glass-Steagall interdisant depuis 1933 la confusion entre banques de dépôt et banques d’affaire autorisées à emprunter pour spéculer au-delà de leurs capacités de remboursement.
Ni Sarkozy, ni Strauss-Kahn, ministres des finances, n’ont proposé de rétablir le contrôle des pouvoirs publics sur la monnaie, de supprimer les stock-options. L’un est l’autre ont au contraire soutenu avec constance la sacralisation constitutionnelle du dogme de la « concurrence libre et non faussée », alors que l’un nous dit aujourd’hui que « le marché tout puissant, c’est fini », et l’autre que « le marché ne soigne pas le marché »! Et aujourd’hui, l’un et l’autre appellent à « moraliser le capitalisme financier » en tirant les oreilles aux patrons qui ont plongé trop profond le bras dans le pot de confitures. On trouvera bien quelques boucs émissaires coupables de délinquance financière pour tenter de dédouaner le système. La plupart de ceux qui se sont enrichis pendant ces années folles l’ont pourtant fait en toute légalité, conformément à la logique et aux lois d’un système qu’il faut bien appeler par son nom : le système capitaliste, que Sarkozy s’est employé avec une instance suspecte à disculper dans son discours de Toulon.
Il faut bien ça pour pouvoir prêcher une sainte alliance, entre droite et gauche en France comme entre Républicains et démocrates aux Etats-Unis, pour socialiser les pertes après avoir privatisé les profits. Mais le renflouement à coups de centaines de milliards (à comparer avec le fameux « trou » de la Sécurité sociale !) d’un système bancaire en faillite, revient à infliger aux salariés une double peine. Ceux qui, en tant que travailleurs, ont sué de la plus-value en subissant depuis plus de vingt ans une détérioration continue (plus de 10%) du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital, seraient appelés en tant que contribuables à voler au secours de leurs exploiteurs. Quant aux mesures avancées, à droite comme à gauche, elles sont symboliques et dérisoires. Limiter les parachutes dorés ou contrôler davantage les agences de notations, c’est la moindre des choses, mais ce n’est certainement pas à la hauteur des problèmes posés. L’Etat revient pour voler au secours du capital en péril, mais pour financer le sauvetage, la contre-réforme sociale continue : privatisation de la poste, rentabilisation de l’hôpital public au détriment des malades et de la qualité des soins, coupes sombres dans les effectifs de la fonction publique. Et la gauche de gouvernement n’a guère de propositions plus radicales sur le fond. Elle se trouve même fort dépourvue face à la crise.
Lors de sa campagne présidentielle, Ségolène Royal en était à constater que « l’identité de la gauche ne va plus de soi ». Maître d’œuvre de La République des idées, Pierre Rosanvallon découvre que la social-démocratie « n’est plus une idée neuve », comme elle est supposée l’avoir été dans les années soixante. La plupart des candidats et candidates à l’improbable rénovation ou refondation du Parti socialiste s’accordent à diagnostiquer un manque d’idées ou l’absence d’un grand dessein. Leur parti ne manque pourtant pas d’experts, ni de diplômés en tous genres. Le mal est bien plus profond qu’une panne sèche d’imagination ou qu’une « guerre des chefs ».
Depuis un quart de siècle, les sociaux-démocrates au pouvoir, Tony Blair et Gerhardt Schröder, mais aussi Bérégovoy et Jospin, ont activement contribué à détruire les mécanismes de solidarité, à supprimer l’indexation des salaires, à privatiser à tour de bras, à démanteler les services publics. Ils ont ainsi miné leur propre base sociale et électorale. Ils ont noué en contrepartie des liens organiques avec les milieux patronaux de la finance et de l’industrie. La présence de deux d’entre eux comme gérants loyaux à la tête des principales institutions du capital international que sont le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce, est révélatrice de la confiance (méritée !) dont ils jouissent de la part des maîtres du capital.
Quant aux Partis communistes européens, orphelins d’un improbable « camp socialiste », victimes de l’érosion dans les grands secteurs industriels sinistrés, incapables de revisiter leur propre histoire de manière critique, ils connaissent, presque partout en Europe, une lente agonie, voire une disparition pure et simple, ou encore une spectaculaire dissolution dans un centre gauche de moins en moins à gauche, comme ce fut le cas en Italie.
Cette dérive des gauches gouvernementales traditionnelles met en évidence le besoin d’un nouveau parti capable de répondre au renouveau des mouvements sociaux marqué depuis les grèves de 1995 en France, par l’émergence du mouvement altermondialiste, par les manifestations contre la guerre et le militarisme, par les luttes de la jeunesse contre la précarité, par l’explosion des banlieues, par les mobilisations contre les délocalisations ou la liquidation des services publics. Partout en Europe, est apparu, à la gauche de la gauche traditionnelle, un espace non seulement social, mais aussi électoral oscillant entre 5 % et 15 % des votants.
Au fil des dix dernières années, la progression d’une gauche radicale s’est traduite, sous des formes diverses selon les pays. Au Portugal, par la constitution du Bloc de Gauche, en Ecosse par la percée du Parti socialiste écossais (SSP), en Hollande par celle du Parti socialiste (d’origine maoïste), en Italie par la présence de Rifondazione comunista, par celle de la Gauche rouge et verte au Danemark, par l’apparition de la coalition Respect issue du mouvement contre la guerre en Angleterre. En Grèce, après d’importants mouvements de grèves et de luttes étudiantes des derniers mois, la coalition électorale Syriza, regroupée autour de l’ancien parti eurocommuniste Synaspismos, flirte dans les sondages avec des scores supérieurs à 10%. En Pologne, un tout jeune Parti des Travailleurs est né récemment de luttes syndicales combatives.
Les indices de popularité sont fragiles. Les intentions de vote, volatiles. Mais quelque chose est incontestablement en train de changer à gauche. Il serait illusoire de croire que l’espace libéré à gauche est vacant, à l’instar d’une chaise vide sur laquelle il suffirait de s’asseoir. C’est un champ de forces instable, tiraillé entre des pôles magnétiques de puissance inégale, nationaux et internationaux. Ainsi, en moins de trois ans, le SSP écossais, Respect et Rifondazione ont connu des crises et des scissions. L’exaspération et les luttes sociales tirent les forces naissantes ou renaissantes vers la gauche, mais la spirale des défaites n’est pas brisée pour autant. Quand sonne l’heure électorale, la tentation redevient forte de se contenter d’un moindre mal, d’un « tout sauf… » (Berlusconi ou Sarkozy) qui ne fait pas une politique et qui prépare de nouvelles désespérances. Ainsi a-t-on vu, en moins de trois ans, Rifondazione comunista, élément moteur des Forums sociaux européens et du mouvement anti-guerre de 2003, rallier loyalement le gouvernement Prodi, voter les expéditions militaires en Afghanistan, avaler toutes les couleuvres libérales sur les retraites ou les salaires, pour finir dans un naufrage électoral.
Les nouvelles gauches radicales européennes sont désormais confrontées à deux options, représentées par l’expérience de Die Linke en Allemagne, et par le projet du nouveau parti anticapitaliste initié par la Ligue communiste révolutionnaire et Olivier Besancenot en France. Pour Die Linke, il s’agit de faire pression sur la social-démocratie afin d’en redresser autant que possible le cours. Pour le nouveau parti anticapitaliste, il s’agit de donner force à une véritable alternative stratégique au social-libéralisme tempéré. La plupart des entretiens, articles, et échanges contenus dans ce livre illustrent la constance de cette démarche depuis une vingtaine d’années.
Certains, fascinés par la montée en puissance électorale de Die Linke, veulent y voir un modèle généralisable au niveau européen. C’est méconnaître la particularité de la situation allemande depuis la réunification et l’origine des principales composantes de cette formation, une scission minoritaire du SPD à l’initiative de son ancien président Oskar Lafontaine à l’Ouest, et le PDS dans lequel s’est recyclé une fraction de l’ancien appareil d’Etat à l’Est. L’émergence de cette organisation n’en constitue pas moins, par rapport à l’hégémonie du SPD, un déplacement à gauche significatif. La réalité incite cependant à la prudence quant à son avenir. Créditée d’un potentiel de 15 % et plus dans les sondages, avec 72 000 membres déclarés, 53 députés au Bundestag, 185 députés régionaux, 179 maires, Die Linke apparaît désormais comme la troisième formation du pays et constitue un défi potentiel pour la social-démocratie traditionnelle. A l’Est, où elle détient ses principales positions (2000 sections de base contre 260 seulement à l’ouest), la moyenne d’âge de ses adhérents, venus pour la plupart de l’ancien parti communiste est-allemand, dépasse 65 ans. Et l’activité du parti est consacrée bien davantage (et presque exclusivement) aux campagnes électorales qu’aux luttes sociales et aux mouvements sociaux.
Dans son discours programme, Oskar Lafontaine définit Die Linke comme « le Parti de l’Etat social ». Il lui donne comme objectif prioritaire la restauration de cet Etat[1]. Sa politique d’alliance est, conformément à cet objectif, une coalition avec le SPD, dans certains Länder d’abord, à l’échelle fédérale tôt ou tard. Dans l’immédiat, il bouscule ainsi le SPD, en lui proposant une alternative à la grande coalition avec la démocratie chrétienne. Pour « restaurer l’Etat social », il faudrait au moins enterrer l’Agenda 2010 de Gerhardt Schröder, reconstruire les services publics, rétablir un contrôle politique sur la banque centrale européenne, briser le carcan du Traité de Lisbonne, en un mot faire exactement le contraire de ce que font depuis vingt ans les social-démocraties européennes. Or la composition sociale de Die Linke, son électoralisme, sa dépendance matérielle (et financière) envers l’Etat, sa participation ministérielle au gouvernement du Land de Berlin, n’affichent guère la détermination qu’exigerait une telle entreprise. Au jeu de tel est pris qui croyait prendre, Die Linke risque très vite de se retrouver en position de faire valoir dans une alliance de centre gauche, comme le fut Rifondazione en Italie. Qui vivra verra.
En France, le projet du Nouveau parti anticapitaliste en France est celui de la reconstruction patiente d’une alternative stratégique à gauche. On lui reproche parfois sa tournure négative, d’aucuns disent protestataire. Il est vrai qu’énoncer ce à quoi on s’oppose ne suffit pas à ouvrir les pistes d’une alternative. Se définir comme anticapitaliste a du moins de mérite de désigner clairement la cible : la logique intrinsèque d’un système irréductible aux excès d’un libéralisme débridé. Dans son discours de Toulon, Nicolas Sarkozy ne s’y est d’ailleurs pas trompé en insistant pour « dire aux français » que « l’anticapitalisme n’offre aucune solution à la crise actuelle ». Telle est bien en effet la ligne de partage des eaux entre ceux qui peuvent se retrouver dans une union sacrée au chevet du capital et ceux qui veulent aller jusqu’à la racine de la crise.
Un anticapitalisme conséquent débouche en effet sur des propositions alternatives et la défense intransigeante d’un programme : le projet d’une Europe sociale et démocratique au carcan libéral des traités de Maastricht et de Lisbonne ; une logique de la solidarité sociale, des services publics et des biens communs de l’humanité à l’intérêt égoïste et à la concurrence de tous contre tousc ; un refus des nouvelles guerres impérialistes et de la mondialisation armée ; la défense résolue d’une écologie sociale remettant en cause le sacro-saint pouvoir de la propriété privée ; une démocratie réellement participative contre le plébiscite médiatique permanent et le présidentialisme bipartite. Il exige une indépendance rigoureuse envers la social-démocratie. Dans l’état actuel des rapports de forces, tout accord gouvernemental ou parlementaire de gestion des exécutifs avec elle, reviendrait en effet à être son otage consentant et à lui servir de caution, avec les conséquences désastreuses qu’illustre la débâcle de la gauche italienne. Il exige enfin un fonctionnement démocratique nécessaire pour agir collectivement et peser sur les rapports de forces, tout en garantissant une totale liberté de discussion, de formation de courants et de tendances, afin de tirer les leçons de l’expérience commune et de clarifier à l’épreuve de la pratique les questions laissées en suspens.
On entend dire parfois qu’une telle intransigeance serait une machine à faire perdre la gauche. Elle interdirait indéfiniment son retour au pouvoir. Les dirigeants socialistes qui distillent ce venimeux discours confondent délibérément l’unité dans l’action et l’unité dans les urnes.
Contre les privatisations, contre le démantèlement du code du travail, contre la réforme des retraites ou celle des universités, pour le retrait des troupes d’Afghanistan, contre le Traité de Lisbonne, nous n’avons cessé de proposer des initiatives unitaires de la gauche. Le Parti socialiste s’y est systématiquement refusé. Sans doute parce qu’il était en désaccord sur la forme plutôt que sur le fond avec les réformes gouvernementales. Ainsi, en votant le Traité de Lisbonne à Versailles, il a enterré le Non populaire au Traité constitutionnel européen de 2005. Il s’est de même prononcé pour un infléchissement de stratégie militaire en Afghanistan, mais pas pour le retrait des troupes
L’unité dans les urnes est une autre affaire. Dans une élection nationale ou locale, il s’agit de proposer un projet pour le pays, la région, ou la ville, et d’élire les hommes et les femmes chargés de l’appliquer. Dans un système électoral à deux tours, la moindre des choses c’est que chaque parti puisse défendre ses idées au premier tour. Quant au second, les dirigeants socialistes savent fort bien que la gauche anticapitaliste n’a pas l’habitude de faire la politique du pire. Toutes les enquêtent indiquent que 80 % ou plus de ses électeurs votent au second tour contre la droite. Ainsi, lors des élections municipales de 2008, partout où les listes présentées ou soutenues par la LCR ont obtenu plus de 5 % au premier tour, elles ont proposé aux listes de la gauche plurielle une fusion au second tour, avec pour règle la représentation proportionnelle sur la base des résultats du premier tour et le respect de l’indépendance de chacun. La proposition fut rejetée nationalement par la direction du Parti socialiste, au profit dans la plupart des cas d’un accord préférentiel avec le Modem. Du fait de ce refus, les listes anticapitalistes ont été maintenues au second tour, comme la loi l’autorise, dans les villes où elles avaient obtenu plus de 10 %. La « gauche plurielle » a perdu en conséquence (ou n’a pas conquis) des villes comme Morlaix, Quimperlé, Concarneau, ou Saint Brieuc. Ce n’est pas faute de lui avoir proposé une unité contre la droite, mais la conséquence de son choix.
Il faut parfois savoir reculer pour mieux sauter, et accepter de faire un pas (électoral) en arrière pour faire deux en avant dans la reconstruction d’un rapport de force social. L’affirmation de l’indépendance envers les politiques libérales et les organisations qui les soutiennent peut faire perdre à la gauche, dans un premier temps, des positions municipales ou parlementaires. Mais les préserver au prix des pires compromissions, c’est à coup sûr semer la confusion, brouiller les lignes de front, préparer d’amères désillusions, démoraliser la gauche, et aller vers le pire au nom du moindre mal. C’est, surtout, sous-estimer la détermination et la volonté politiques qu’exigent les catastrophes sociales et écologiques annoncées.
Le projet de dépassement de la LCR dans un nouveau parti est monté en puissance depuis l’élection présidentielle de 2002. Il s’est renforcé à l’occasion de la campagne de 2005 contre le Traité constitutionnel européen, de la lutte de la jeunesse contre le Contrat première embauche (CPE) de 2006, de la campagne présidentielle de 2007. Une enquête circonstanciée de Jérôme Fourquet pour la Fondation Jean Jaurès en conclut qu’il ne s’agit pas d’un « effet de mode médiatique », mais « d’un phénomène politique construit, solide et durable »[2]. Il ne faut pas céder pour autant au mirage des sondages. Entre les 60 % d’ »opinions favorables » pour Olivier Besancenot du baromètre Ipsos, ou les 13% de Français qui disent avoir de lui une « excellente opinion » (contre 4 % en 2004), et l’implantation militante et l’influence électorale réelle, l’écart reste considérable et ne saurait être comblé par la magie médiatique. Il doit et peut être réduit dans la lutte de tous les jours. C’est le pari du nouveau parti.
Parmi ceux et celles qui regardent cette initiarive avec intérêt mais hésitent à s’y engager, certains et certaines nous demandent si notre volonté d’ouverture est bien réelle, d’autres si nous sommes prêts à nous « dépasser », d’autres encore ce que signifie pour nous l’indépendance vis-à-vis du Parti socialiste.
Nous souhaitons pour notre part que le futur parti soit le plus ouvert et le plus large possible, sans sacrifier à l’ouverture la clarté sur les questions stratégiques essentielles et sans émousser la radicalité qui fera sa force. Si nous avons cette volonté, ceux et celles qui hésitent encore en détermineront donc autant que nous, par engagement, le degré d’ouverture et le pluralisme effectif.
Nous sommes bien décidés à nous dépasser, et même à nous surpasser s’il le faut. Nous en donnons la preuve en prenant le risque de fondre la LCR dans une formation nouvelle pour y accueillir le meilleur des diverses traditions révolutionnaires. C’est une chose assez peu courante dans l’histoire des organisations. Il eut été plus confortable de gérer un (petit) capital militant sans bousculer nos routines et nos repères. Mais c’eut été fuir les responsabilités et l’audace requises par la gravité de la crise.
Enfin, l’indépendance par rapport au Parti socialiste signifie que le nouveau parti devrait refuser l’invitation des dirigeants socialistes à constituer sous leur hégémonie une coordination permanente de la gauche gouvernementale. Il devrait de même refuser de participer à des primaires de toute la gauche. Elles présupposeraient en effet un accord suffisant pour renoncer à des candidatures indépendantes lors d’élections législatives ou présidentielles et s’engager d’avance à former une coalition parlementaire ou gouvernementale.
Cette clarté est le résultat de vingt ans d’expériences qui aboutissent aujourd’hui à la naissance d’un nouveau parti. Ce livre essaie de dégager le sens d’une séquence de vingt ans, de la Chute du Mur à nos jours, en croisant des textes d’intervention, liés à des événements sociaux ou politiques, et des textes plus théoriques, traitant notamment de l’héritage de Marx et des rapports entre la politique et l’histoire.
Au fur et à mesure qu’approche le moment du passage de témoin entre la Ligue et le nouveau Parti, certains demandent avec de plus en plus d’insistance aux quelques dizaines de « vétérans » que nous sommes, fondateurs de la Ligue en 1969 ou de l’organisation de jeunesse exclue des étudiants communistes (JCR) qui l’a précédée en 1966, si nous n’éprouvons pas un pincement nostalgique au cœur au moment de la voir disparaître pour transcroître dans une force nouvelle. Nous avons plutôt le sentiment (et un peu de fierté, avouons-le) du travail accompli et du chemin parcouru. Il fut bien plus long que nous ne l’imaginions dans l’enthousiasme juvénile des années 60, et il n’est pas facile de rester aussi longtemps des « révolutionnaires sans révolution ». Peu d’organisations révolutionnaires ont en effet connu une quarantaine d’années de continuité et de légalité (presque) ininterrompue, sans subir l’épreuve de grands événements et de grandes recompositions politiques. Nous l’avons fait. Sans céder – du moins nous l’espérons - aux pathologies minoritaires du sectarisme et au conservatisme des petits appareils. Nous pouvons réussir une transition générationnelle, une transmission d’héritage, et une mutation organisationnelle, sans les conflits de succession ni les rivalités personnelles que connaissent la plupart des organisations.
Nous avons déjà obtenu des résultats modestes mais réels.
Il y a quelques années à peine, on s’inquiétait à juste titre de la poussée du Front National, et d’aucuns poussaient l’inquiétude jusqu’à la panique. Cette montée était pourtant, pour une large part, le reflet des renoncements et démissions de la gauche face à l’offensive libérale. En moins de six ans, en donnant une autre expression politique à la colère et à l’exaspération sociale, nous avons reconquis une partie du terrain cédé alors à la droite extrême. Au-delà des petits calculs électoraux, tout ce qui se prétend de gauche devrait s’en réjouir.
Il y a quelques années, le Parti socialiste prétendait exercer sur la gauche une domination sans partage. Le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, engagés sous le gouvernement Jospin, devaient aboutir à l’instauration d’un bipartisme à la française. Le Parti socialiste en est aujourd’hui à mettre sur pied une commission de vigilance contre « la menace Besancenot », sous la houlette d’un ancien ministre de l’intérieur, Daniel Vaillant !
Nous voilà prêts à appareiller pour de nouvelles aventures. Mais la fondation du nouveau parti anticapitaliste n’est pas la fin de l’histoire. Elle ne sera encore qu’une étape. Une stabilité institutionnelle et électorale de près d’un demi-siècle fait oublier, sous nos latitudes, les périodes de crise où les déplacements militants et électoraux ne se comptent pas par centaines ou milliers, mais par dizaines de milliers. Ces temps convulsifs - « des guerres et des révolutions », disait-on naguère - approchent de nouveau avec la crise sociale et écologique. La guerre, nous y sommes. Les révolutions … ? L’instabilité et la volatilité des mouvements électoraux ne sont que les prémisses de reclassements futurs. D’autres recompositions viendront. Mais le temps est d’ores et déjà révolu où les révolutionnaires en étaient réduits à agir par procuration, en soufflant aux dirigeants des grands partis de gauche ce qu’ils devraient faire, ou en les sommant publiquement de faire ce qu’ils refuseraient sans aucun doute. Désormais, agissons nous-mêmes, selon ce que nous pensons juste et nécessaire. Plus nous aurons de force, plus et mieux nous le ferons. Et la meilleure façon de convaincre les hésitants, c’est de cesser d’hésiter soi-même et de soumettre les idées à l’épreuve de la pratique.
Lors de la première réunion nationale des comités pour le nouveau parti anticapitaliste, en juin 2008, une militante récente des quartiers populaires de Toulon, m’a abordé pour me dire : « Merci de nous avoir attendus ». La réponse va de soi : « Merci d’être venus ».
Daniel Bensaïd
Paris, le 30 août 2008